4 mai 2019
Les interprètes : Marie Perbost, Stuart Jackson, Thomas Hobbs, Thomas Stimmel, Stephan MacLeod, Alex Potter, Valentin Tournet, Simon Guidicelli, La chapelle harmonique
JOHANN SEBASTIEN BACH (1685-1775)
Passion selon Saint-Jean BWV 245a
« Pour contribuer au maintien du bon ordre dans ces églises, j’aménagerai la musique de telle sorte qu’elle ne dure pas trop longtemps, qu’elle soit aussi de nature telle qu’elle ne paraisse pas sortir d’un théâtre, mais bien plutôt qu’elle incite les auditeurs à la piété. » Une date et une signature accompagnent cet engagement : 5 mai 1723, Johann Sebastian Bach. Le compositeur vient de prendre ses fonctions de cantor de Leipzig et d’accepter les règles contraignantes qui vont encadrer son mandat auprès du Pasteur. Tout l’enjeu pour le compositeur va être d’écrire de la musique dans un espace ecclésiastique qui se méfie d’un tel art. Depuis quelques années, des Passions ont commencé à s’écarter du modèle traditionnel de la Passion-répons (récit de l’Évangile entrecoupé de brefs choeurs) pour gagner la forme plus spectaculaire de la Passion-oratorio. Certains compositeurs vont jusqu’à prendre de la distance avec le texte biblique, concevant un livret qui permet ensuite l’élaboration d’arias, duos, trios d’une puissance dramatique digne d’un opéra. Si certaines villes comme Hambourg sont ouvertes à ce genre de création, l’activité musicale à Leipzig est plus étroitement surveillée. Dans les premiers mois de son mandat, au moment de composer une Passion selon saint Jean pour le Vendredi saint de l’année 1724, Bach ne cherche donc pas à constituer un livret à partir du récit biblique. Il reste fidèle au texte de l’Évangile selon saint Jean, traduit par Luther (à deux brèves exceptions près où il emprunte à l’Évangile selon saint Matthieu). Suivant les usages, il entrecoupe cependant le récit de chorals et d’airs pour lesquels il utilise un livret écrit quelques années plus tôt : Der für die Sünde der Welt gemarterte und sterbende Jesus aus den IV Evangelisten (Souffrances et Mort de Jésus pour les péchés du monde, d’après les quatre Évangélistes). Conçu par le hambourgeois Barthold Heinrich Brockes, ce texte a déjà servi à une quantité de compositeurs avant Bach, dont Telemann et Haendel. Bach apporte des retouches à sa partition dès l’année suivante. À Leipzig, l’usage veut que la Passion annuelle soit exécutée alternativement dans les deux paroisses principales de la ville. Un an après sa création dans l’église Saint-Nicolas, la Passion selon saint Jean connaît donc en 1725 une deuxième édition à Saint-Thomas, avec d’indispensables modifications : il est alors impensable d’entendre exactement la même oeuvre chaque année ! C’est cette deuxième version qui sera interprétée ce soir à Deauville. Bach remplace un choeur, un choral et trois airs mais il conserve la structure générale de l’ouvrage, avec ses deux grands ensembles qui encadrent le récit. Annonçant le sacrifice du Fils de Dieu pour racheter les fautes humaines, le premier choeur (« O Mensch, bewein dein Sünde gross ») est une nouveauté par rapport à la version de 1724. Dans sa Passion selon saint Matthieu, deux ans plus tard, Bach utilisera à nouveau cette page où l’accompagnement instrumental, très dense, fait entendre une agitation douloureuse. À l’autre bout de l’ouvrage, le drame s’achève devant la dépouille du Christ et le choeur affligé entonne un dernier chant au rythme doucement balancé, parvenant peu à peu à une vraie sérénité intérieure. Du tourment initial à la conclusion contemplative, la Passion représente un vrai chemin de conversion ; l’oeuvre s’achève dans la croyance en une félicité éternelle après la mort. Entre ces deux grands pôles, le récit est mené par l’Évangéliste selon le principe du recitativo secco : accompagné uniquement par des ponctuations du continuo et non par l’orchestre entier, le texte liturgique épouse un dessin mélodique et rythmique qui le met simplement en relief, imitant généralement le rythme et l’intonation de la voix parlée. Le récit est ponctué d’interventions des acteurs du drame sur un jeu semblable : Jésus, Pierre, Pilate mais également un garde ou une servante prennent la parole individuellement, tandis que le choeur incarne la foule. Celle-ci peut parfois s’avérer dangereusement véhémente, comme lorsqu’elle s’attaque verbalement à Jésus : l’orchestre apparaît alors sillonné de traits violents et contradictoires qui montrent la fourberie des accusateurs. Huit airs (deux pour chacune des quatre voix) ponctuent le récit avec une fonction non pas narrative mais poétique : l’action se fige et une pièce lyrique apporte un commentaire, à la première personne mais de telle manière que chaque fidèle peut s’approprier ce « je ». Ainsi le premier air de soprano donne l’exemple d’un coeur pur, capable de suivre le Christ dans une marche aérienne. Traditionnellement associée chez Bach au pécheur accablé qui recherche le pardon, la voix de ténor se voit attribuer un premier air parcouru de rythmes saccadés et violents qui figurent son désespoir d’avoir fauté. Rares pour commencer, les airs se succèdent de plus en plus nombreux au fur et à mesure que la Passion approche de sa conclusion, le récit s’effaçant derrière ses commentaires. Outre les airs, douze interventions du choeur reprennent pour la plupart des cantiques luthériens connus, renforçant l’implication des spectateurs dans le déroulement du drame. L’office au sein duquel la Passion était jouée en son temps comportait un sermon qui séparait traditionnellement l’oeuvre en deux moitié. Ce soir, au milieu de la Passion, un sermon sera proposé par le père Jean-Parfait Cakpo, curé de Deauville. Son récit de la Passion et son commentaire viendront rappeler que la mission de Bach, cantor compositeur de la Passion selon saint Jean, était inextricablement liée à celle du Pasteur de Leipzig.