Henri Dutilleux
Sa discrétion et sa modestie dussent-elles en souffrir, Henri Dutilleux est aujourd’hui unanimement reconnu comme l’un des plus grands compositeurs français de son temps, ayant fait fructifier durant le second vingtième siècle l’héritage de Debussy et Ravel. Moins radical et combattant que son cadet Pierre Boulez, le musicien a en effet lui aussi été courtisé par les meilleurs interprètes et les plus grands orchestres, chacune de ses dernières créations faisant l’événement. Il faut dire que l’éternel insatisfait qu’était Dutilleux n’a pas, malgré sa longévité, laissé un corpus numériquement important, remettant sans cesse ses œuvres sur le métier, poussant chaque genre jusqu’à sa limite. Chaque page de Dutilleux est ainsi un trésor, un bijou finement ciselé qui continue à nous accompagner longtemps après sa première écoute.
Né à Angers où ses parents s’étaient réfugiés pour fuir les bombardements de la Première Guerre Mondiale, le jeune Dutilleux grandit dans le Nord de la France et prend ses premières leçons de musique au conservatoire de Douai. A seize ans à peine, il rejoint Paris et suit les cours d’Henri Busser, Maurice Emmanuel, Philippe Gaubert, Jean et Noël Gallon au conservatoire. Grand Prix de Rome en 1938 pour sa cantate L’Anneau du Roi, Dutilleux n’a guère le temps de profiter de son séjour Villa Medicis et du soleil italien, obscurci par les chemises noires de Mussolini, et doit rapidement regagner la France. Il est mobilisé comme brancardier, avant de gagner sa vie durant la guerre en donnant des leçons de piano ou en accompagnant des chanteurs. Années sombres certes, mais c’est à cette époque qu’il rencontre sa future femme, la pianiste Geneviève Joy, et qu’il commence à travailler pour Radio France au service des illustrations musicales. Pendant vingt ans, Dutilleux participera ainsi à la création d’émissions d’une nouvelle forme, avec des musiques de scène adaptées à ce média, et où les meilleurs musiciens pouvaient travailler main dans la main avec les meilleurs auteurs.
La décennie qui suit la guerre voit en tout cas naître les premières œuvres marquantes de Dutilleux : la Sonate pour piano (1948), créée et dédiée à Geneviève, la Première Symphonie (1951), Deux Sonnets de Jean Cassou (1955) ou encore Le Loup, ballet écrit pour Roland Petit en 1953 (avant d’être interdite de concert par Dutilleux lui-même !). Dans les années 1960, nouvelle corde à l’arc de Dutilleux, qui accepte d’assurer, à la demande d’Alfred Cortot, les cours de composition de l’Ecole normale de musique. Libéré de ses obligations à Radio France en 1963, Dutilleux trouve en tout cas plus de temps à consacrer à la composition et livre alors les Métaboles à George Szell et son orchestre de Cleveland, et surtout le concerto pour violoncelle Tout un monde lointain…, dont la création en 1970 au festival d’Aix-en-Provence est un tel triomphe que Mstislav Rostropovitch et Serge Baudo à la tête de l’Orchestre de Paris doivent en bisser l’exécution ! A Rostropovitch encore, la création des Trois Strophes sur le nom de Sacher en 1982, une des rares échappées de Dutilleux du côté de la musique de chambre, aux côtés des Citations (1991) et surtout d’Ainsi la Nuit (1977), une merveille de quatuor à cordes qui donne un nouveau souffle au genre.
Après le violoncelle de Tout un monde lointain…, Dutilleux offrira également deux pages concertantes au violon avec L’Arbre des Songes, une commande de l’Orchestre national de France pour Isaac Stern et Lorin Maazel créée en 1985, et Sur le même accord (2002), pour laquelle Anne-Sophie Mutter dût patienter plus de quinze ans ! De cette dernière période datent également les deux grands cycles pour soprano et orchestre Correspondances et Le temps l’horloge, créés respectivement par Dawn Upshaw et Renée Fleming, qui viennent prolonger la bouleversante intervention des voix d’enfants dans The Shadows of Time, et sa partie centrale dédiée à la mémoire d’Anne Frank et « à tous les enfants du monde, innocents ». Pour orchestre, mentionnons encore la subtile Deuxième Symphonie, surnommée Le Double (1959), Timbres, espaces, mouvement (1978) et Mystère de l’Instant (1989). Très affecté par la disparition de son épouse Geneviève Joy en 2009, Dutilleux s’éteint quelques années plus tard, presque centenaire.