21 avril 2012
Les interprètes : L' Atelier de musique
Suite de la série consacrée à la musique tchèque lors de cette 16e édition du Festival de Pâques avec ce concert du 21 avril 2012, où Josef Suk (à ne pas confondre avec son petit-fils prénommé lui aussi Josef, et éminent violoniste) précédait son beau-père Dvorak. Au programme, l’extraordinaire 2e Quintette avec piano de ce dernier, l’une de ses partitions chambristes les plus abouties, d’un lyrisme et d’une inspiration toujours renouvelés, et porté au sommet par Bertrand Chamayou et le quatuor Ebène. Un moment de grâce et de complicité comme seul le festival est capable d’en produire. Page moins essentielle certes, mais d’une grande fraîcheur, l’Elégie de Suk à la mémoire de son ami le dramaturge Julius Zeyer connut différentes versions, l’instrumentation insolite de l’édition princeps (violon, violoncelle, quatuor à cordes, accordéon et harpe !) l’expliquant en partie.
Héros de la soirée, les garçons du quatuor Ebène étaient rejoints pour la seconde partie par les filles du quatuor Ardéo ainsi par nombre de jeunes pousses du festival (par exemple Anna Göckel et Louis Rodde du Trio Karénine) au sein d’un Atelier de Musique forcément très studieux. Le cap se maintient à l’Est, puisque Budapest succède à Prague et Bartók à Dvorak, avec deux œuvres à l’énergie rythmique communicative, en particulier le Divertimento pour orchestre à cordes. Derrière le sourire, les larmes, la fausse insouciance de cette page destinée à son protecteur et mécène Paul Sacher ne devant pas nous faire oublier qu’elle fut composée par un Bartók en quête d’un point de chute au moment où l’Europe commençait à nouveau à s’embraser.
C’est pour saluer la mémoire du dramaturge Julius Zeyer pour qui il avait écrit la musique de scène de ses pièces Radúz et Mahulena et Sous les pommiers que Josef Suk composa cette Elégie opus 23 destinée à un effectif insolite : violon, violoncelle, harmonium, quatuor à cordes set harpes. Elle repose sur un thème effectivement très élégiaque, présenté d’emblée par le violon et repris maintes fois par les cordes. Après un épisode tumultueux, le violoncelle, qui cite à nouveau le thème principal, mène cette page de six minutes vers sa conclusion.
Après quelques rares essais au XVIIIe siècle, le quintette pour piano et cordes s’impose au siècle suivant. Robert Schumann, Johannes Brahms, César Franck apporteront leur contribution. Comme Gabriel Fauré, Antonín Dvořák en composa deux. Le premier (1872) ne le satisfit pas complètement et reste aujourd’hui encore peu joué. Le second, ce quintette pour piano et cordes en la majeur opus 81 (1887), partage la même tonalité et le rythme furiant (danse tchèque rapide au rythme de 3/4) que le précédent, et fait partie des pages les plus connues de la musique de chambre de son auteur. Dvořák y combine le souvenir de tournures ou de rythmes populaires (la dumka dans l’épisode méditatif du mouvement lent) à la rigueur formelle de la sonate (premier mouvement), du rondo (refrain et couplet, deuxième mouvement) ou du fugato (finale). La difficile rencontre entre le piano et les cordes parvient par ailleurs à un rare degré d’équilibre. Le lyrisme profond des thèmes de ce quintette marque à jamais la mémoire de l’auditeur. Comment, par exemple, ne pas se souvenir de la noblesse mélancolique du tout premier sujet énoncé par le violoncelle sur des arpèges du piano ? Après une transition quasi orchestrale et une reprise par le premier violon, l’alto présente la seconde idée, sinueuse et tout aussi nostalgique. L’Andante con moto, en forme de rondo, réserve aussi quelques mélodies inoubliables comme celle du refrain, égrenée dans l’aigu du piano. Lui répondront deux thèmes, l’un au violon, solaire ; l’autre, très rythmique, installé au centre du mouvement. Le scherzo s’élance sous l’archet primesautier du premier violon. Après une fausse conclusion, les instrumentistes se recueillent autour d’une idée plus indécise. Le finale s’ouvre par un pied de nez du violon que s’empressent d’imiter les autres instruments. Ce même premier violon présente un second thème plus mélodique dont les accents populaires rappellent les Bagatelles. Un mouvement fugué s’organise alors autour du premier thème, qui prend une allure bien plus sérieuse (brahmsienne ?) avant de s’affirmer en pleine lumière.
Le ton volontaire, rustique et insouciant du premier mouvement du Divertimento pour orchestre à cordes peut surprendre quand on sait qu’il fut composé en août 1939. Béla Bartók n’était pas assez naïf pour croire en des lendemains qui chantent. Ce farouche opposant aux dictatures qui refusait d’aller à Berlin et à Rome savait au contraire trop bien dans quel abîme le monde se précipitait. Il en faisait déjà l’expérience dans sa Hongrie natale gouvernée d’une poigne de fer par l’amiral Miklós Horthy. Le compositeur était alors l’hôte de Paul Sacher dans un chalet des Alpes bernoises et il lui devait un divertimento pour cordes. « Je me sens un peu comme un musicien des anciens temps, que son mécène aurait invité à séjourner chez lui » écrit Bartók à son fils. De ces « anciens temps », le compositeur a gardé le genre et le style. Le Divertimento évoque en effet des musiques de plein air, de circonstance, de table, en un mot : de divertissement. On ne doit donc pas s’étonner de la franchise sans arrière-pensée de l’Allegro non troppo formé de deux idées puissamment rythmées, inspirées de danses hongroises. Les contrastes entre un groupe de solistes (concertino) et l’ensemble de l’orchestre (ripieno) rappellent également l’écriture des concertos grossos baroques. Le Molto adagio central replace le Divertimento dans son contexte historique et ne peut laisser le moindre doute sur la nature angoissée voire désespérée du compositeur. Le mouvement se glisse dans la pénombre du nocturne qu’affectionnait tant Bartók. Les violons énoncent d’abord une mélodie chromatique et funèbre, interrompue par des cris de révolte, avant que ne se fasse entendre une plainte qui semble se désagréger. L’Allegro assai adopte la forme du rondo (alternance de couplets et refrain) et retourne à l’alacrité pastorale du premier mouvement. Mais après la terrible épreuve de l’épisode précédent, il paraît difficile de croire à cet optimisme de façade. Au même moment, Bartók entreprenait la composition de son sinistre quatuor à cordes n° 6.
Les sept minutes que dure l’ensemble des Sept Danses populaires roumaines n’exigent pas d’écouter entre les notes et submergent l’auditeur par leur vigoureuse bonne humeur qui n’interdit cependant pas la mélancolie. Composé à l’origine pour le piano en 1915, ce recueil fut orchestré deux années plus tard. Bartók tourne le dos aux massifs aplats de ses débuts et allège considérablement les couleurs. Des souples syncopes de la Danse du bâton initiale à la trépidante Danse rapide conclusive, en passant par la malicieuse Danse sur place (n° 3) ou le lyrisme épanoui de la Danse de la corne (n° 4), ces miniatures au charme unique tirent leur inspiration mélodique d’airs populaires que Bartók aimait collecter lors de longues marches dans les campagnes.