18 mai 2017
Les interprètes : Les Ombres
Je rappellerai d’abord ces mots de Beethoven déclarant : « Haendel est le
plus grand compositeur qui ait jamais vécu. je voudrais m’agenouiller
sur sa tombe ». « Voici la vérité », ajoutait-il devant une édition des
œuvres du compositeur du Messie. Mais je pourrais également citer Haydn pour qui « Haendel est notre grand maître à tous ». Ce statut de dieu des musiciens, qu’on attribuerait plus spontanément de nos jours à Bach ou à Mozart, Haendel en bénéficiait au début du XIXe siècle, quelques décennies après sa disparition – en un temps où Bach et Mozart étaient quasiment oubliés.Il aura été, d’ailleurs, le premier compositeur à ne jamais connaître
d’éclipse. Disparu en 1759, il est toujours resté présent au répertoire,
contrairement à la plupart de ses contemporains. Ses grands oratorios,
en particulier Le Messie, ont été entonnés et repris sans interruption par tous les chœurs de la planète, sans oublier ses musiques de circonstances et compostions festives comme la Water Music ou les Feux d’artifice royaux ; ni ses concerti pour orgue, et quelques pages instrumentales qui font partie de l’enseignement musical, comme cette Passacaille en sol mineur que je travaillais tout jeune au piano et qui résumait, pour un apprenti musicien, les qualités particulières de Haendel : celle d’une musique puissante, énergique, joviale, jaillissant avec le plus parfait naturel mélodique. Cette permanence de Haendel va toutefois de pair avec une situation plus complexe. Car, en réalité seul un pan de son œuvre a traversé les générations, alors que toute une autre partie – aussi importante quantitativement et artistiquement – a complètement disparu pendant près de deux siècles. Pour résumer de façon sommaire : si les oratorios et les grandes œuvres orchestrales sont demeurés au répertoire, les quarante opéras qui ont représenté l’essentiel des activités de Haendel pendant une trentaine d’années ont fait l’objet d’un oubli total
jusqu’au milieu du XXe siècle, avant que le mouvement baroque ne s’en empare à nouveau. Nous avons ainsi vu renaître ces œuvres au fil des disques et des représentations d’opéra, Rinaldo, Jules César, Alcina ou Ariodante.
Et l’on dirait même qu’un certain renversement s’est opéré, de nos jours, en faveur de ces opéras et au détriment de ces oratorios qui avaient longtemps porté sa gloire. Une autre remarque me vient à l’esprit, pour tenter d’éclairer en quelques mots le génie de cet artiste : c’est le côté résolument européen de son œuvre, quand ses trois grands contemporains presque exacts – Jean-Sébastien Bach, Jean Philippe Rameau et Domenico Scarlatti – semblent inscrits davantage dans la tradition musicale de leur pays. Haendel, comme musicien, est tout à la fois allemand de naissance, italien de formation, anglais d’adoption. Né à Halle dans la province de Saxe, il a reçu dans sa jeunesse la formation d’un compositeur luthérien, formé au contrepoint et à la musique religieuse. Mais la très cosmopolite ville de Hambourg lui a
également permis de goûter au style français et à ses danse. Après avoir
acquis ce premier métier, il s’est rendu en Italie qui était le cœur battant de la vie musicale, fournissant à toute l’Europe des compositeurs et des opéra – comme les États-Unis, de nos jours, fournissent l’essentiel de la chanson ou du cinéma mondial. Imitant les italiens, Haendel va rapidement rivaliser avec les meilleurs d’entre eux. C’est ainsi qu’il se rend en Angleterre, non comme un compositeur allemand mais comme un compositeur d’opéras italiens, grâce auxquels il va conquérir le public londonien et s’attacher à cette ville où se déroulera l’essentiel de sa carrière. Il saura toutefois s’acclimater à son nouveau pays en composant nombre de grandes œuvres chorales et de musiques de circonstance. Enfin, dans la dernière partie de sa vie, il abandonne l’opéra italien pour se tourner entièrement vers l’oratorio en langue anglaise et acquérir ainsi le rang de premier compositeur britannique – ce qui explique pourquoi ces oratorios traverseront le temps comme un emblème de la musique anglaise, au moment où l’opéra italien commencera à passer de mode. Ce qui frappe en tout cas, dans cette œuvre immense, c’est la puissance créatrice, la capacité d’entreprendre quantité de compositions à la fois, toujours empreintes de cette même vitalité charnelle, de cette même ardeur expressive, de cette même puissance de conception.Le programme que nous proposent Les Ombres, ce soir, témoigne de la diversité de cette œuvre, à travers deux grands thèmes chers au style baroque : le réveil de la
nature et la passion amoureuse. Il mêle les pages instrumentales et pages vocales – comme cela se faisait au temps de Haendel lui même, qui intercalait des concertos entre les actes de ses oratorios. Nous entendrons ainsi une introduction extrait d’Amrilli Vezzosa, une des cantates composées par le Jeune Haendel durant son séjour à Rome, en 1708, alors qu’il s’exerçait au style italien. Nous ferons un saut dans le temps avec un chef d’œuvre de la maturité de Haendel : L’Allegro, Il penseroso ed il moderato, qui marque le début de la période des grandes compositions en langue anglaise – quand bien même le titre est italien. Cette œuvre de 1740 n’est d’ailleurs pas exactement un oratorio, mais une ode pastorale, sur des poèmes de John Milton. Elle évoque la joie, la mélancolie et la nécessité de conserver la mesure entre toutes choses.Nous reviendrons à la musique instrumentale avec un des concertos grosso opus 6 – genre instrumental italien s’il en est. Puis nous écouterons le troisième acte d’Orlando, l’un des plus beaux opéras italiens composés par Haendel du temps où il régnait sur la vie musicale londonienne. Cette œuvre de 1733 est inspirée, comme beaucoup d’autres par Orlando Furioso de l’Arioste. Enfin, nous reviendrons à la jeunesse italienne de Haendel avec une autre cantate de ses années italiennes. Le jeune
compositeur luthérien fraîchement débarqué dans la péninsule découvre la
sensualité de la musique baroque et de l’inspiration amoureuse, en
particulier dans cette cantate au titre significatif : Le délire amoureux – composé sur le texte d’un cardinal qui n’aimait pas seulement le Seigneur ! J’aimerais lire pour finir une page encore de Romain Rolland, qui fut l’un des plus grands connaisseurs de Haendel en son temps, et qui lui a consacré
en 1910 une biographie traduite dans le monde entier. Pleine de réflexions pénétrantes sur la musique, elle nous offre également quelques évocations colorées de cette force de la nature qu’était Haendel. Ainsi le découvrons-nous à la fin de sa vie, dans un portait pas très flatteur, mais bien vivant : «
On l’appelait le grand ours. Il était gigantesque, large, corpulent. Il
avait une longue figure chevaline, devenue bovine avec l’âge et noyée
dans la graisse, doubles joues, triple menton, le nez gros, grand,
droit, l’oreille rouge et longue. Il regardait bien en face, une lumière railleuse dans l’œil hardi, un pli moqueur au coin de la grande bouche fine. »Enfin je soulignerai ce paradoxe supplémentaire : que l’opéra italien, qui au XVIIe siècle régnait sur toute l’Europe, à l’exception de la France, a de nos jours disparu presque totalement du répertoire avec ses compositeurs oubliés… à l’exception d’Haendel, un musicien allemand, devenu anglais, qui apparaît de nos jours comme le maître emblématique du baroque italien. Une façon de nous rappeler, si besoin était, que l’Europe n’est pas une invention du XXe siècle !
Benoît Duteurtre