4 août 2020
Les interprètes : Ensemble Messiaen, Philippe Hattat
LUDWIG VAN BEETHOVEN
Trio pour violon, violoncelle et piano n° 5 Les Esprits, opus 70 n° 1
Les avis des spécialistes divergent quant à l’explication du titre « Les Esprits », attaché au Trio opus 70 n° 1 de Beethoven. Le compositeur pensait-il vraiment réutiliser le thème mystérieux du mouvement central pour la scène de sorcières d’un Macbeth qui ne verra finalement jamais le jour ? Le simple caractère énigmatique du Largo, avec ses tenues fantomatiques, ses développements orageux et ses jeux de timbre audacieux au clavier, a-t-il suffi à attirer ce surnom au trio ? Nul ne sait vraiment. On sait en revanche qu’en 1808 Beethoven séjourne chez la comtesse Marie Erdödy, aristocrate hongroise très cultivée, excellente pianiste et une des rares personnes à avoir su tisser une vraie relation d’estime et d’amitié avec le compositeur. Celui-ci passe des heures entières à improviser devant les convives et compose deux trios pour son hôte dans cette atmosphère propice à la création. Dans une lettre datée du 10 décembre 1808, le compositeur Johann Friedrich Reichards (1752-1814) raconte avoir assisté à l’une des premières exécutions du trio qui nous intéresse : « La chère comtesse et l’une de ses amies, également hongroise, prenaient une telle jouissance tendre et enthousiaste à chaque trait d’une belle audace, à chaque passage d’une délicatesse achevée, que leur vue m’était aussi agréable que le travail et l’exécution magistrale de Beethoven. » Il est vrai qu’à l’exception des accès de mélancolie et de colère du mouvement central, l’œuvre se distingue par son esprit vif, ses échanges joyeux entre les instruments et le parfait équilibre avec lequel l’ensemble est traité. Les élans de l’Allegro vivace initial sont la marque d’une joie de vivre à peine perturbée par les développements sérieux de la partie centrale. Quant au Presto qui referme l’ouvrage, son refrain d’allure populaire embarque l’auditeur dans une danse endiablée. Celle-ci connaît des rebondissements inattendus et autres modulations hardies pour un finale, mais l’aventure proposée n’est jamais vraiment inquiétante. Le trio retrouve finalement les sentiers battus pour une conclusion enthousiaste.Sonate pour piano n° 31 opus 110 Jamais exécutée en concert du vivant de Beethoven, la Sonate pour piano opus 110 a laissé bien des analystes et autres musicologues pantois. Le compositeur s’affranchit des principes structurels traditionnels, depuis la nature des mouvements jusqu’à l’équilibre des sections au sein de ceux-ci. Vaste mélange des genres, toute la sonate semble dictée par le talent d’improvisateur de Beethoven, dont on entend plus que jamais la voix dans le dernier mouvement : après un récitatif douloureux, le piano entonne un véritable air d’opéra qui débouche sur une fugue orchestrale, synonyme de grandiose retour à la vie après les épreuves endurées.
DMITRI CHOSTAKOVITCH (1906-1975)
Trio pour violon, violoncelle et piano n° 2 opus 67
« Les mots ne sauraient exprimer le malheur qui m’a frappé lorsque j’ai appris la mort d’Ivan Ivanovitch. C’était mon meilleur ami, le plus cher de tous. Je lui dois d’être devenu ce que je suis. » Ainsi Dmitri Chostakovitch écrit-il à la veuve du musicologue et critique soviétique Ivan Sollertinski, quelques jours après le décès de celui-ci, le 11 février 1944. « Sa mort m’a porté un terrible coup », reconnaît le compositeur qui est alors au sommet de sa gloire à la suite du succès planétaire de sa Symphonie n° 7 « Leningrad ». Et dire que sa Symphonie n° 8 vient d’être jouée quelques jours plus tôt à Novosibirsk, en présence de Sollertinski ! Pour rendre hommage au défunt, Chostakovitch quitte les sphères symphoniques pour le genre plus intime du trio avec piano, suivant une tradition russe : Rachmaninov avait écrit un trio après le décès de Tchaïkovski… qui avait fait de même quelques années plus tôt en pensant à Nikolaï Rubinstein. L’hommage rendu par le Trio n° 2 opus 67 est cependant sans doute plus large : la procession de spectres qu’entament les instruments dès le début du premier mouvement, à la suite des harmoniques glacés du violoncelle, semble un écho immédiat à la récente découverte des camps d’extermination par les soldats soviétiques en Pologne. Chostakovitch poursuit avec un scherzo sautillant ponctué d’accents grotesques, de glissades et autres gonflements intempestifs du son, gestes typiques du compositeur. Le troisième mouvement est une lente passacaille funèbre : sur les accords plaqués du piano, violon et violoncelle déploient une plainte inconsolable. L’ensemble enchaîne sans répit avec un finale qui a tout d’une danse macabre. Les pizzicati du violon en cordes à vide claquent comme des gifles. Quand un thème juif surgit en octaves sèches au piano, il n’y a plus de doute possible : on assiste bien à un corps-à-corps avec la mort. Quelques années plus tard, Chostakovitch reprendra d’ailleurs ce thème pour son Quatuor à cordes n° 8 dédié « aux victimes de la guerre et du fascisme ».