15 février 2018
Les interprètes : Ensemble Maja, Bianca Chilemi
Honneur, ce soir, à deux grands compositeurs contemporains : l’un, Mauricio Kagel, qui fut une figure majeure de l’avant-garde dans la deuxième partie du XXe siècle, et qui nous a quitté voici dix ans. L’autre qui est l’un des chefs de file de la musique anglaise, George Benjamin, particulièrement bien connu en France, car il a été l’élève de Messiaen et a été joué très souvent dans notre pays – récemment encore avec son opéra Written on skin, créé en 2012 au festival d’Aix-en-Provence.
On ne trouvera d’ailleurs que peu de rapports entre leurs deux esthétiques musicales. Mais nous avons voulu en revanche, dans la première partie du programme, montrer en quoi la musique de George Benjamin, comme celle d’autres compositeurs britanniques, va parfois chercher son inspiration dans les siècles anciens, et notamment dans cet âge d’or de la musique anglaise que furent les XVIe et XVIIe siècle – comme en témoignera en ouverture de ce concert la musique de John Dowland.
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Dowland, beaucoup d’entre vous ont au moins entendu son nom, souvent associé à celui de plusieurs autres : John Bull, William Byrd, Orlando Gibbons qui, tous, ont vécu durant ce qu’on appelle la « période élisabéthaine », correspondant au règne de la reine Elisabeth I et de son fils Jacques I – et marquée notamment par l’œuvre de Shakespeare. Ils ont en commun d’avoir écrit des chef-d’œuvres pour la voix, mais également pour le clavier, et aussi pour les violes qu’on va entendre ce soir et qui connaissent à l’époque une vogue extraordinaire.
Associé à ce groupe de compositeurs, John Dowland n’en a pas moins beaucoup voyagé. Il a vécu en France auprès de l’ambassadeur d’Angleterre et s’est converti au catholicisme ; après quoi il est devenu luthiste à la cour du roi Christian IV de Danemark auquel il rend hommage dans la gaillarde qui ouvrira le programme. C’est également durant cette période qu’il va publier ses célèbres Lachrimæ : une série de pavanes pour ensemble de violes qui vont devenir célèbres dans tout le continent. La pavane, danse lente et noble à quatre temps, est pourtant déjà démodée à cette époque, mais les compositeurs anglais vont en faire un terrain d’exploration et d’invention musicale. Dowland en particulier, emploie des modulations et des dissonances souvent très audacieuses. Sa musique montre également une expressivité intense, soulignée par les titres des sept pavanes qui forment le recueil des Lachrimæ : « larmes anciennes », « larmes gémissantes », « larmes tristes », « larmes de l’amant ». Il semble toutefois que cette propension au chagrin était une signature artistique qui n’empêcha pas Dowland de mener une existence brillante : il avait fait des larmes sa spécialité et disait de lui même « Semper Dowland, semper dolens » (toujours Dowland, toujours souffrant).
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Quatre siècles plus tard, sa musique demeure en tout cas une source d’admiration voire même d’inspiration pour nombre de compositeurs anglais. Et, pour bien comprendre cette fascination, il faut rappeler que la musique anglaise, après la génération de Byrd, Bull, Gibbons, Dowland, allait connaître un dernier sommet, au milieu du XVIIe siècle, avec le génie d’Henry Purcell… Après quoi elle allait quasiment s’effacer de la grande Histoire. Si l’on met à part Haendel – cet Allemand, passé par l’Italie avant de réinventer le grand oratorio anglais – , on serait bien en peine de citer durant tout le XIXe siècle un compositeur britannique de premier plan – quelque soit le respect qu’on porte à la musique d’Elgar.
Il faudra attendre le milieu du XXe siècle et Benjamin Britten pour assister à une seconde renaissance musicale anglaise. Et cette école moderne va parfois, spontanément, revisiter le lointain âge d’or de la musique ancienne : on le voit chez un John Tavener qui reprend les grandes formes du Moyen-âge et de la Renaissance, chez un Michael Nyman qui joue avec des couleurs baroques à la Purcell, ou ce soir chez George Benjamin qui choisit de faire accompagner la voix par un ensemble de violes et qui adapte son écriture à cet instrument de la Renaissance.
Soulignons à ce propos que Benjamin est un compositeur particulièrement sensible à la couleur et au timbre dans une tradition pas très éloignée de ce qu’on appelle en France l’impressionnisme musical. Il a toujours mis en avant son amour de Debussy, puis celui de son maître Messiaen. Et si son langage se rattache, pour une part, au courant atonal, ce n’est jamais chez lui au détriment d’une poésie sonore immédiatement accessible. L’œuvre vocale qu’on va entendre, Upon Silence, lui a ainsi été inspirée, en 1989, par la découverte de la viole et de la richesse de ses timbres. Il la met à profit pour accompagner un poème du grand écrivain William Butler Yeats, intitulé l’Araignée d’eau – et qui évoque tour à tour Jules César préparant une campagne militaire, Hélène de Troie adolescente à Sparte et Michel Ange peignant la Chapelle Sixtine. Mais la partition s’inspire aussi de certains procédés d’improvisation de la musique classique indienne. Je cite Benjamin lui même qui nous dit « a l’image de l’araignée d’eau au dessus de l’eau, la voix plane au dessus du flot de son des violes, tantôt turbulent, tantôt calme ».
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Avec Mauricio Kagel, nous passerons dans une monde artistique complètement différent, et nous remonterons d’une génération, puisque Kagel a été – avec Stockhausen, Boulez, Cage, Berio, Ligeti – une figure marquante de l’avant-garde dans la deuxième moitié du XXe siècle. Né en Argentine, en 1931, il est en arrivé en Europe en 1957 au moment où le mouvement sériel prônait encore une esthétique très formaliste, nourrie par les mathématiques et la géométrie – et débouchant souvent sur des musiques austères pour ne pas dire rébarbatives. Mais si Kagel a rejoint ce mouvement en s’installant à Cologne, il allait rapidement, à l’instar de John Cage, s’appliquer à insuffler à cette avant-garde une forme de fantaisie, de liberté, et même de provocation qu’on pourrait qualifier de néo-dadaïste – rompant avec l’esprit d’un sérieux d’un Boulez et qui allait beaucoup marquer les jeunes compositeurs dans l’après 1968.
Son œuvre, qui prend parfois la forme d’un théâtre musical, s’applique ainsi à désacraliser les codes de la musique, du concert et du bon goût. On pourrait citer parmi ces facéties un Concerto grosso pour chiens solistes et orchestre à cordes, ou encore le film Ludwig van qui mélange quantité d’extraits d’œuvres de Beethoven dans une étonnante cacophonie, mais aussi Rrrr qui évoque d’Alembert s’endormant sur son Encyclopédie à la lettre « R ». Au delà de la provocation, Kagel montre toutefois, d’une œuvre à l’autre, une imagination sonore et poétique parfois très saisissantes. Au fil des ans, il soulignera plus encore sa volonté de s’emparer de tous les éléments du langage musical, y compris populaire, pour les magnifier, les déconstruire, les revisiter, avec une personnalité riche et ludique qu’on pourrait rapprocher de celle d’autres grands Argentins venus en Europe à la même époque, comme George Lavelli, Alfredo Arias ou Copi.
L’œuvre que nous allons entendre s’intitule en allemand Le 24 décembre 1931 – autrement dit le jour de la naissance de Kagel. C’est une suite de huit petites pièces inspirées par des extraits de journaux parus ce même jour, et qui font écho à différentes actualités à travers le monde – qu’il s’agisse d’une émeute en Argentine, pays natal de Kagel, d’une opération militaire japonaise en Mandchourie, de l’effondrement d’une partie de la bibliothèque du Vatican, de la question du chômage au moment de la grande dépression, et enfin de la mise en action de cloches américains par télécommande à partir de la Palestine… Autant de points de départ que Kagel met en musique pour baryton et un petit ensemble instrumental, et qui vont lui offrir l’occasion de jouer avec les codes du langage musical, tout comme il joue avec ces fragments d’information. Voici en tout cas l’une de ses œuvres les plus emblématiques et l’une de celles où se manifeste son génie de la trouvaille sonore, quand il joue par exemple avec les harmoniques des cordes de façon tout à fait étonnante – parmi beaucoup d’autres trésors que vous allez découvrir…
Benoît Duteurtre