9 août 2022
Les interprètes : David Petrlik, Volodia van Keulen, Philippe Hattat
MAURICIO KAGEL
Trio avec piano n° 1 « Trio in drei Sätzen » (1984-1985)
« L’idéal serait d’interpréter Beethoven comme il entendait, c’est-à-dire “mal” », explique Mauricio Kagel pour introduire son œuvre Ludwig van. Derrière ses traits d’esprit et son refus d’une allégeance servile aux maîtres anciens, le compositeur argentin, très tôt installé en Allemagne, s’est toujours intéressé de près aux artistes et aux formes musicales de la tradition savante – et plus particulièrement germanique. C’est ainsi qu’il créa un grand nombre d’œuvres rendant hommage à Bach, Haydn, Beethoven, Schumann ou Brahms. Utilisant de manière ludique la parodie et l’ironie, Kagel n’a cependant jamais basculé dans l’iconoclasme stérile, questionnant la profondeur des œuvres préexistantes et renouvelant ainsi leur compréhension tout en créant des musiques nouvelles.
Cette conscience de l’héritage des maîtres du passé explique pourquoi Kagel tarda à écrire pour quatuor à cordes ou pour trio avec piano, la figure de Beethoven notamment occupant dans ces deux genres une place imposante. Pour son Trio avec piano n° 1, le compositeur choisit donc un chemin détourné, exorcisant l’angoisse de la page blanche en reprenant des extraits de son œuvre La Trahison orale créée en 1983 au Festival d’Automne à Paris. Dans cette « ballade épique », le compositeur s’appuyait sur Les Évangiles du diable selon la croyance populaire (recueil de légendes des campagnes françaises assemblées par Claude Seignolle et publiées en 1964), pour donner l’impression d’une veillée musicale rythmée de contes effrayants au coin du feu. Sans paroles mais non sans images, le Trio avec piano n° 1 donne à son tour cette sensation ; sa structure en trois mouvements ne masque pas son organisation en une quantité de courtes séquences, toutes plus diaboliques les unes que les autres…
Avec la malice qui caractérise son écriture, Kagel n’hésite pas cependant à donner en musique le contrepied du récit fantastique. Si l’apparition du diable sous la forme d’une poule est perceptible dans les notes répétées du piano au début du premier mouvement, il faut en revanche beaucoup d’imagination pour savoir que la mélodie éthérée des archets à la fin du même mouvement correspond à la scène où le diable harcèle le pauvre berger Mourioche. Quant aux « Chasses sauvages » qui ouvrent le troisième mouvement, elles prennent l’allure d’une sorte de tango fantomatique, bien loin de la chevauchée effrayante à laquelle on pourrait s’attendre. On notera d’ailleurs que les arpèges sinueux du violon ne sont pas éloignés du thème rayonnant et tranquille qui conclut la Symphonie pastorale de Beethoven ; avec l’ironie qui le caractérise, Kagel aurait-il voulu adresser un clin d’œil au père du trio avec piano ? Il n’est pas interdit de le penser.
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LUDWIG VAN BEETHOVEN
Trio avec piano n° 7 en si bémol majeur « à l’Archiduc » op. 97
Voici l’œuvre qui donna ses lettres de noblesse à une formation auparavant recluse dans l’ombre du quatuor à cordes : dédicacé à l’archiduc Rodolphe, mécène fidèle, élève et ami de Beethoven, le Trio n° 7 « à l’Archiduc » est unanimement reconnu comme le premier sommet du genre, annonciateur de nombreux chefs- d’œuvre – les deux trios avec piano de Franz Schubert notamment lui doivent beaucoup.
La fascination qu’exerce cette œuvre s’explique par ses dimensions extraordinaires pour l’époque. Le premier mouvement annonce la couleur, avec des transitions et développements d’une richesse et d’une densité impressionnantes. Simple et élégante, la mélodie introductive n’a pourtant pas le souffle héroïque auquel on pourrait s’attendre de la part d’un opus aussi fameux. Mais ce premier thème s’évade bien vite de la régularité prévisible des phrases classiques pour laisser la place à des apartés instrumentaux et des modulations inattendues à ce stade de l’ouvrage. Cet « Archiduc » sera un explorateur ! Léger et insouciant, le second thème précède une section de développement expérimental dans laquelle Beethoven élabore des combinaisons de timbres inouïes : des pizzicati mystérieux sont ponctués de trilles fantastiques dans le registre suraigu du piano. Après cette phase en apesanteur, le retour de la mélodie principale ramène l’auditeur en terrain connu et la conclusion couronne un trio triomphal.
Le scherzo qui suit s’ouvre avec un relais malicieux entre les deux archets sautillants. Là encore, Beethoven donne à ce mouvement habituellement léger des dimensions inhabituellement impressionnantes, dues notamment au caractère étonnant de la partie contrastante : habituel intermède dans l’intermède, elle donne ici lieu à une excursion aventureuse en territoire mystérieux, avec une fugue austère au chromatisme grinçant qui débouche soudainement sur une valse intempestive.
L’Andante cantabile ouvre une parenthèse rayonnante, qui doit son ampleur à la structure large et au phrasé infini de son thème choral. Le piano discute sereinement avec les instruments à archet dans cet hymne qui subit une série de variations denses, volontiers virtuoses. L’habileté du pianiste est particulièrement sollicitée, rappelant celle de Beethoven, lui-même au clavier lors de la première exécution de la pièce en 1814 – d’autres grandes formes en variations suivront d’ailleurs dans le corpus pianistique beethovénien (Sonates opus 109 et 111). Une transition mène au finale. Avec les accents rustiques de son refrain et ses traits soudainement véloces, le mouvement fournit une apothéose enjouée à l’œuvre ; le délirant presto conclusif amène l’ensemble à un niveau d’effervescence rarement atteint dans l’histoire du genre.