9 août 2023
Les interprètes : Anton Hanson, Jules Dussap, Gabrielle Lafait, Simon Dechambre, Gabriel Durliat, Arthur Hinnewinkel
FRANZ SCHUBERT
Sonate pour piano à quatre mains « Grand Duo » en ut majeur D. 812
Marche caractéristique n° 1 pour piano à quatre mains en do majeur D. 968b
« En Haute-Autriche, je trouve partout mes compositions, en particulier dans les monastères de Saint-Florian et de Kremsmünster où, avec l’aide d’un brave pianiste, j’ai joué non sans succès mes variations et marches à quatre mains », raconte Schubert à ses parents dans une lettre du 25 juillet 1825. Aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui, alors que les œuvres symphoniques et chambristes du compositeur font les grandes heures des salles de concert du monde entier, Schubert n’est connu essentiellement que pour ses lieder et ses danses pour piano au moment où il écrit ces lignes – la majeure partie de ses œuvres ne sera publiée qu’après cette date, et la plupart à titre posthume. Si elle a sans doute été écrite après l’épisode relaté par Schubert, la Marche caractéristique no 1 pour piano à quatre mains D. 968b offre un juste reflet du style de musique qui fit la réputation du compositeur auprès de ses contemporains : il ne s’agit pas tant d’une marche que d’un grand scherzo à la virtuosité ébouriffante.
La Sonate pour piano à quatre mains « Grand Duo » date quant à elle de 1824, soit quelques mois avant la lettre enthousiaste de Schubert à ses parents. À cette époque, le compositeur multiplie les partitions pour piano à quatre mains tout en espérant consolider sa réputation et s’affirmer comme auteur de vastes ouvrages symphoniques. Se démarquant du reste du corpus pianistique, la Sonate « Grand Duo » s’avère une étape importante dans la conquête schubertienne des grands espaces sonores. Les fondements de l’ouvrage – la structure équilibrée des thèmes, l’architecture traditionnelle de la sonate en quatre mouvements – sont classiques, mais Schubert donne à l’ensemble de sa partition une ampleur inédite, notamment dans les mouvements extrêmes. Ce geste est d’autant plus notable dans l’Allegro moderato initial que le matériau musical y est extrêmement simple, reposant essentiellement sur des motifs brefs que Schubert reprend, fait dialoguer, transpose, développe jusqu’à l’usure. Quant au finale, son refrain insouciant ne laisse pas transparaître la richesse expressive des épisodes qui vont suivre, de véritables tempêtes se soulevant bientôt sur le clavier.
Entre ces deux piliers, le scherzo apporte son caractère festif et dansant, uniquement interrompu par une partie centrale planante. Auparavant, l’Andante et son thème tendre auront rappelé l’importance que Schubert accordait au chant, ce que le compositeur lui-même revendiquait dans la suite de sa lettre du 25 juillet 1825 : « Plusieurs personnes m’ont assuré que sous mes doigts, les touches se transformaient en autant de voix chantantes : si cela est vrai, j’en suis très heureux, car je déteste cette maudite manière de jouer qui consiste à simplement taper sur les touches, comme le font pourtant d’excellents pianistes – un tel jeu ne réjouit ni l’oreille, ni l’esprit. »
Quatuor à cordes n° 15 en sol majeur op. 161, D. 887
Il est vertigineux de songer qu’en l’an 1826, Vienne vit naître coup sur coup deux immenses chefs-d’œuvre de la littérature pour quatuor à cordes, le Quatuor op. 131 de Beethoven (cf. concert du 8 août) et le Quatuor no 15 de Franz Schubert. La réputation de ce dernier en tant que compositeur de musique de chambre commençait alors à peine à poindre, depuis la création en 1824 de son grand Octuor D. 803 et plus encore celle du Quatuor no 13 « Rosamunde ». Le jeune compositeur redouble alors d’efforts pour consolider son nouveau statut, entrant en contact avec des éditeurs pour diffuser plus largement ses partitions, organisant pour la première fois un concert consacré à ses œuvres ; c’est ainsi que, le 26 mars 1828, le premier mouvement du Quatuor no 15 retentit dans la Gesellschaft der Musikfreunde en ouverture d’un concert intégralement schubertien. Hélas, cet événement restera sans suite, le compositeur décédant quelques mois plus tard, sans avoir entendu jouer les trois autres mouvements de son chef-d’œuvre.
Car il s’agit bien d’une partition exceptionnelle, dans laquelle on perçoit clairement le souhait de Schubert de repousser ses propres limites. Si l’inspiration beethovénienne est perceptible dans les puissants contrastes de caractère, dans les gestes parfois brusques, dans le retour obsessionnel de motifs brefs qui unifient le discours, la signature de l’œuvre est typiquement schubertienne : dès les deux premiers accords, le compositeur nous fait passer de l’espoir du mode majeur à la noirceur du mode mineur. Central chez Schubert, ce jeu en clair-obscur reviendra régulièrement nourrir la dramaturgie de la partition, notamment dans le refrain du finale, donnant à ce mouvement virtuose une urgence plus d’une fois inquiétante.
Autre trait distinctif schubertien, audible dès le début de l’ouvrage : le motif pointé – qu’on retrouvera dans la Fantaisie en fa mineur D. 940 et dans l’Adagio du Quintette à cordes –, exposé ici tout d’abord dans un caractère martial avant d’apparaître quelques mesures plus tard dans un contexte plus lumineux et chantant. Ce même motif reviendra apporter un contraste comparable dans l’Andante, habillant la mélopée nostalgique du violoncelle avant d’éclater dans l’orage du second thème. Dans cette œuvre d’une grande unité, seul le scherzo pourrait sembler décalé avec son climat de féérie mendelssohnienne ; il faut attendre sa partie centrale pour retrouver, dans une ambiance de Ländler, un chant de violoncelle qui fait écho au mouvement précédent. Si ce Quatuor no 15 n’est pas l’œuvre la plus lyrique de Schubert, on y trouve toutefois des gestes instrumentaux larges et des phrasés amples, des cheminements harmoniques au long cours, nourris par la houle des dynamiques, un souffle continu qui laissent songeur. Loin d’être testamentaire, ce quatuor ambitieux appelait des lendemains qu’on ne peut qu’imaginer.