2 mai 2014
Les interprètes : Quatuor Strada, Amaury Coeytaux, Adrien La Marca, Bruno Philippe, Amaury Viduvier, Guillaume Vincent
Trois visages de la musique russe pour ce concert du vendredi 2 mai 2014 qui ouvrait le dernier week-end du 18e Festival de Pâques de Deauville. Le quatuor Strada est le premier à se jeter à l’eau avec le 3e Quatuor à cordes de Tchaïkovski, une œuvre méconnue, comme du reste une bonne partie de la production chambriste de son auteur, à l’exception notable du Trio avec piano « A la mémoire d’un grand artiste ». Il faut dire qu’avec ses proportions imposantes et le sérieux de ses mouvements impairs, cette page n’est pas la plus immédiatement séduisante qui soit. Et pourtant que de merveilles quand on s’y penche de plus près : au cœur de l’œuvre, le poignant Andante funebre et doloroso est à mettre au côté des plus belles inspirations de Tchaïkovski. Une respiration cependant avec le finale enjoué dans le caractère populaire, qui vient libérer en quelque sorte toute la tension accumulée jusque-là. Changement d’ambiance avec la dernière pièce au programme, en l’occurrence une page de circonstance écrite par Prokofiev en 1919 pour un sextuor de musiciens juifs réfugiés à New York qui avaient confié au compositeur un recueil d’airs populaires juifs, et dans lequel il a abondamment puisé. La clarinette est bien sûr le héros de cette pièce dans le style klezmer dont Amaury Viduvier s’empare avec panache et gouaille. Guillaume Vincent au piano et un quatuor à cordes mené par Amaury Coeytaux lui répondent à merveille dans une œuvre qui clôt avec brio cette grande Pâque russe.
Cette escapade en Russie et URSS évite soigneusement les lieux les plus touristiques. Il est vrai que la musique de chambre, à l’exception des quatuors de Chostakovitch, a bien moins fait pour la réputation du pays que l’orchestre et l’opéra. Tchaïkovski, par exemple, a connu la gloire pour sa verve mélodique, son inspiration dépressive et ses talents d’orchestrateur qu’il mit au service de ses symphonies, ballets et drames lyriques et non par ses pièces pour piano et quatuors à cordes. Raison de plus pour faire le voyage. Nous le retrouvons en 1876. L’année précédente, il a terminé son concerto pour piano n°1, le seul à avoir gagné la postérité, et sa symphonie n°3. Pour le moment, il achève le ballet Le Lac des cygnes. En janvier, alors qu’il se trouvait à Paris, il commença son quatuor à cordes n°3, en hommage à Ferdinand Laub, premier violon de l’ensemble qui créa ses deux précédents quatuors. Tchaïkovski achève sa partition à Moscou le mois suivant. En mars, la création rencontre un franc succès même si le compositeur, dans sa correspondance avec son frère Modest, ne s’avoue pas satisfait : « J’ai l’impression de m’être quelque peu épuisé, de me répéter et de ne rien pouvoir inventer de nouveau. » Cette œuvre, qui sera sans doute une découverte pour la plupart des auditeurs, se distingue pourtant par sa densité et son intensité. Elle s’ouvre ainsi par une longue introduction, andante sostenuto grave, douloureuse même et pianissimo, organisée sur deux idées dont la seconde est marquée cantabile et molto espressivo. Après une figure ascendante du violoncelle apparaît le sujet principal du mouvement allegro moderato tiraillé entre le violon et le violoncelle auquel répond un peu après une idée, en majeur, énoncée par le premier violon. La fin du mouvement est marquée par le retour de la sombre introduction. Après cet imposante construction de plus d’un quart d’heure (plus de six cents mesures !), le Scherzo semble (moins de quatre minutes) filer comme l’éclair. N’est-ce qu’un intermède ? La section centrale où domine l’alto entretient l’ambiguïté. Centre de gravité du quatuor l’Andante funebre e doloroso, ma con moto joue sur l’opposition entre notes longues, brèves (pointées) et silences dans une homorythmie fortissimo et l’emploi de la sourdine. Les trois instruments supérieurs poursuivent leur procession que ponctuent les pizzicatos du violoncelle avant que le premier violon déploie un chant plaintif. Et même si l’épisode médian semble vouloir donner espoir, il semble définitivement absent de cette lamentation dans laquelle le compositeur appelle les larmes (piangendo : en pleurant) et la douleur (con dolore). Le Finale, Allegro non troppo e risoluto, tourne ostensiblement le dos aux moments précédents et s’égaie dans une atmosphère de fête populaire que rien ne semble pouvoir assombrir. Rien ? Le retour inattendu de l’introduction rappelle l’objet de ce quatuor funèbre.
Prokofiev répond pour cette pièce à une commande américaine. Il était arrivé à New York en octobre 1918 et quelques mois plus tard il fut contacté par le sextuor Zimro, lui aussi venu de Russie et formé au conservatoire de Saint-Pétersbourg, qui lui soumit un recueil d’airs populaires juifs. Au sein de cet ensemble figurait le clarinettiste Simeon Bellison qui tiendra, de 1920 à 1948, le poste de première clarinette au sein de l’orchestre philharmonique de New York. La partition se plie à l’effectif de l’ensemble et réunit une clarinette, un quatuor à cordes et un piano. La musique évoque immanquablement le répertoire klezmer dès ses premières mesures par la mélodie sinueuse, chromatique et ironique de la clarinette. Le violoncelle, présente la seconde idée, plus lyrique et mélancolique. C’est entre ces deux pôles opposés qu’oscillera cette œuvre séduisante d’une huitaine de minutes. Elle s’achève par un Accelerando et fortissimo où la clarinette cite une dernière fois « son » air.