23 avril 2015
Les interprètes : Ensemble Ouranos, Quatuor Girard, Irina de Baghy, Guillaume Bellom
André Caplet, le disciple préféré de Claude Debussy, ouvre le bal avec son trop rare Conte Fantastique, une pièce inspirée par Le Masque de la mort rouge d’Edgar Poe, une nouvelle racontant comment la mort s’invite à un bal et frappe aux douze coups de minuit. Bien aidée par les quatre frères et sœurs du quatuor Girard, c’est la harpe de la jeune Coline Jaget qui joue le rôle de la mort dans cette page expressive de 1923 qui utilise toutes les ressources de l’instrument. On retrouve la même équipe complétée par deux piliers de l’ensemble à vent Ouranos (Mathilde Caldérini à la flûte et Amaury Viduvier à la clarinette) dans une autre œuvre qui met la harpe à l’honneur, en l’occurrence l’Introduction et Allegro de Ravel, une page commandée par la maison Erard au début du XXe siècle dans le but de mettre en valeur leur tout nouveau modèle de harpe chromatique. Au grand complet cette fois, l’ensemble Ouranos est de la partie pour le facétieux Sextuor avec piano de Poulenc, une page gaie et entraînante, qui montre à quel point le compositeur connaissait et aimait les instruments à vent. Comme souvent à Deauville, Guillaume Bellom est au piano pour soutenir ses camarades à la fois dans le sextuor de Poulenc, mais aussi dans la sublime Chanson perpétuelle de Chausson, la dernière œuvre achevée par leur auteur avant sa disparition tragique en 1899 et réunissant elle aussi un effectif singulier avec un quatuor à cordes en plus du piano pour accompagner la chanteuse. C’est la mezzo canadienne Irina de Baghy, nouvelle venue au festival de Deauville mais qui s’était déjà illustrée quelques jours plus tôt dans les Wesendonck Lieder, qui donnera sa voix au magnifique poème de Charles Cros sur un amour blessé. Un peu plus tôt dans la soirée, une œuvre plus familière aux mélomanes concluait la première partie avec les archets fraternels du quatuor Girard dans l’indispensable Quatuor à cordes de Debussy. Une cinquantaine d’années seulement séparait les cinq œuvres d’un programme qui nous montrait la richesse et l’évolution de la musique française au tournant du XXe siècle.
« Rôdant autour des proies qu’elle convoite, la Mort, spectre horrible et fatal, hante la contrée… Dans une atmosphère lourde d’angoisse et d’épouvante, c’est, brusque et hideuse, l’apparition du Masque de la Mort rouge, dont le rictus diabolique dénonce la joie rageuse et impitoyable de tout livrer à l’anéantissement. » Ces quelques lignes placées en tête de la partition du Conte fantastique en décrivent l’étrange climat. Rien d’étonnant: André Caplet s’est inspiré du Masque de la Mort rouge, une des Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe, auteur en vogue depuis que Baudelaire et Mallarmé en avaient traduit les contes et les poèmes. Pour se préserver des ravages de la peste, le prince Prospero se cloître avec un millier de courtisans dans une abbaye fortifiée et hermétiquement close. Un soir, il décide d’organiser un bal somptueux. Dans une des sept salles se dresse une étrange horloge d’ébène dont le tintement lugubre paralyse les noceurs. Apparaît un singulier personnage au masque effroyable. Prospero veut en connaître l’identité : il meurt foudroyé, suivi par les autres convives.
Si Caplet n’a pas rédigé un programme en marge de sa partition, sa musique restitue le climat ambigu de cette fête. On notera l’utilisation originale de la harpe qui n’a plus rien d’un instrument de salon bavard et décoratif mais peut installer d’emblée le malaise. Elle devra en outre résonner des coups sur sa caisse qui font écho aux menaces de l’horloge. Caplet traite également les instruments à cordes avec une variété d’effets, pizzicatos, sourdine, col legno (bois de l’archer sur la corde), talon de l’archet. D’abord conçue comme page orchestrale en 1908, cette œuvre sera créée dans sa version pour quatuor en 1923.
Un Quatuor à cordes et trois sonates : Voilà à quoi se résume la musique de chambre de Debussy. Alors que les dernières referment le catalogue de sa musique, le premier appartient à ses premières pages, juste après de nombreuses séries de mélodies et quelques pièces pour piano dont la Suite bergamasque. Quand Debussy entreprend l’écriture de son quatuor, en 1892, il travaille également au Prélude à l’après-midi d’un faune et, déjà à son opéra Pelléas et Mélisande, qui verra le jour dix années plus tard.
Un quatuor à cordes, archétype du travail sévère, voire académique, contraint par les formes classiques, voilà qui peut surprendre de la part d’un compositeur qui ne détestait rien tant que les règles et les vieilles barbes. Debussy projetait d’ailleurs de poursuivre, puisqu’il inscrit le numéro 1 sur sa partition, mais le projet resta sans suite.
Traditionnel, ce quatuor l’est par sa structure en quatre mouvements et son organisation formelle. Le premier temps joue ainsi de l’opposition entre deux thèmes. Le premier, Animé et très décidé, est énoncé d’une seule voix par les quatre instruments ; le second, Doux et expressif, revient au violoncelle et au premier violon. Le scherzo, puissamment moteur, confie l’idée principale (deux mesures) à l’alto qui la répète en boucle, tandis que les autres archets jouent des pizzicatos. L’Andantino s’architecture en trois volets. Le premier, « doucement expressif », requiert l’emploi de la sourdine, et prend le ton d’une confidence. Le deuxième se montre expansif tandis que le troisième rappelle, en abrégé, le premier et s’achève « aussi pianissimo que possible ». À l’exubérance conventionnelle du finale Debussy préfère un début « très modéré ». Mais le ton va rapidement s’animer et basculer dans un épisode « très mouvementé et avec passion ». Réapparaîtra, modifié mais reconnaissable, le thème principal du premier mouvement, avant un mouvement ascendant irrépressible. Si Debussy emprunte des voies balisées, il déploie déjà un langage harmonique qui est le sien.
En ce début de siècle, la harpe connait un regain d’intérêt à la faveur de l’invention d’un instrument chromatique : il présente deux plans de cordes croisés comme ceux des touches blanches et noires du piano et n’a pas de pédale. Pour faire valoir cette nouveauté, la société Pleyel sollicite les meilleurs compositeurs. Debussy composera ainsi en 1904 Deux danses pour harpe et orchestre à cordes. Ravel répond également à une commande du facteur et propose l’année suivante, peu de temps après son quatuor à cordes, cette pièce d’une dizaine de minutes qui met autant en valeur son sens inimitable de la couleur que la richesse et la diversité de l’instrument. Comme son nom l’indique, la musique se divise en deux parties liées. La flûte et clarinette à l’unisson, suivies des cordes et des envolées de la harpe, installent la magie d’un lever du jour (on pense bien sûr à Daphnis et Chloé). Le violoncelle énonce une seconde idée auréolé des doubles croches des autres instruments. L’Allegro commence par des descentes de gammes répétées de la harpe quasiment seule qui développera ensuite une seconde idée. On pense souvent aux interventions de l’instrument dans le concerto pour piano en sol.
Dans la Chanson perpétuelle, compose en 1889, Chausson conjugue ses talents pour la mélodie et la musique de chambre. Il apporte ainsi aux douze tercets retenus dans le poème de Charles Cros un accompagnement instrumental plus étoffé que celui du seul piano sans pourtant céder à une tentation symphonique. Le climat douloureux et de désolation, causé par le départ du « bien-aimé dans un pays lointain ». La malheureuse annonce alors qu’elle va mourir « dans l’étang ».
Après ce drame aux graves accents symbolistes, le programme s’achève dans une ambiance autrement plus insouciante, voire impertinente. Le premier mouvement du sextuor de Poulenc démarre ainsi sans crier gare, « très vite et emporté », propulsé par une énergie digne de Stravinski et guidé par une conduite sportive à la Prokofiev. Poulenc lève cependant le pied, le temps d’admirer avec mélancolie la beauté du second thème. Dans le Divertissement central, le compositeur se plaît, comme à son habitude, à brouiller les cartes : à une tendre sérénade mozartienne répond un pied de nez. Le Finale repart plein gaz, traversant un vaste paysage quasi symphonique où la clarinette ose des traits jazzy avant que, dernière surprise, la musique s’achève sur une mystérieuse progression dynamique, comme une ascension irrésistible.