30 juillet 2019
Les interprètes : Quatuor Hanson, Marie-Laure Garnier, Philippe Hattat
ROBERT SCHUMANN (1810-1856)
Liederkreis opus 39 pour mezzo-soprano et piano
« Le cycle d’Eichendorff est ma musique la plus romantique et contient beaucoup de toi, Clara chérie. » Tels sont les mots que Robert Schumann adresse à Clara Wieck en mai 1840, quelques mois avant un mariage longtemps empêché par le père de la jeune pianiste. Les douze Liederkreis opus 39 sont un des ouvrages les plus aboutis du compositeur qui fait preuve d’une maîtrise poétique totale, tant dans la forme littéraire que dans sa mise en musique. Les textes proviennent d’œuvres diverses de Josef von Eichendorff (1788-1857) mais rien n’y paraît : sorte d’Odyssée germanique marquant le cheminement du poète vers l’être aimé, l’ensemble est unifié par l’atmosphère fantastique, l’immersion prolongée dans la Nature et les sentiments amoureux du narrateur. Et Schumann de renforcer la cohérence du cycle en tissant un parcours tonal subtil, depuis le fa dièse (mineur) initial jusqu’au fa dièse (majeur) final.Au-dessus des arpèges sombres du piano, In der Fremde (À l’étranger, I) déploie la nostalgie infinie du poète solitaire qui aspire au repos. Intermezzo (II) esquisse les premiers élans amoureux : l’accompagnement syncopé, instable, évoque un cœur palpitant – on retrouvera une expression comparable au milieu du cycle (Schöne Fremde – Beau pays étranger, VI). Le discours devient plus complexe au deuxième In der Fremde (VIII) : le tempo vif donne l’impression d’une progression mais les boucles répétées du piano montrent qu’il s’agit d’une illusion. C’est la confusion des ombres nocturnes qui brouillent la réalité des distances ; c’est la folie du poète qui poursuit le fantôme d’un amour sans issue : « Ma bien-aimée m’attend / Et pourtant elle est morte depuis longtemps. »Alors que le temps suspendu de Mondnacht (Clair de lune, V) semblait lier intimement la lune au poète, la nuit et la Nature se révèlent progressivement hostiles. Dans Zwielicht (Pénombre, X), le crépuscule fait perdre ses repères au poète effrayé qui exprime sa méfiance par l’intervalle torturé du triton ; le piano semble à la dérive, dans une écriture aux sinuosités baroques. La proximité d’une chasse joyeuse (Im Walde – Dans la forêt, XI) ne suffit pas à opérer une distraction. Les exclamations finales d’une Nature à l’unisson – « Elle est à toi ! » (Frühlingsnacht – Nuit de printemps, XII) – sont plus grinçantes et funèbres que triomphantes. Les deux échappées dans l’univers des contes avaient annoncé cette conclusion : d’abord dans un Waldesgespräch (Conversation dans la forêt, III) où la Lorelei, enchanteresse du Rhin, s’avère aussi funeste que le Roi des aulnes schubertien ; ensuite dans le récit pétrifié d’un mariage malheureux (Auf einer Burg, Sur un château, VII) où l’on distingue un motif significatif (do-si-la-sol#-la) correspondant aux cinq lettres de Clara.
LUDWIG VAN BEETHOVEN (1770-1827)
Quatuor à cordes n°12 en mi bémol majeur opus 127
Maestoso – Allegro teneramente
Adagio, ma non troppo e molto cantabile
Scherzando vivace
Finale. Alla breve
À la fin de l’année 1822, une commande de Saint-Pétersbourg signée par le prince Galitzine parvient à Ludwig van Beethoven. Plongé dans sa Missa solemnis et sa Symphonie n° 9, le compositeur ne la satisfait pas avant 1824. Douze ans après avoir mis un point final à son Quatuor n° 11, Beethoven marque alors son retour dans le genre avec son opus 127. L’œuvre constitue la porte d’entrée dans les derniers quatuors du compositeur, un corpus aussi original que puissant qui marquera durablement les esprits, au point de devenir l’incarnation de la musique absolue pour bien des romantiques.Beethoven bouleverse l’organisation traditionnelle du genre. Loin des douces romances qui pouvaient servir auparavant d’intermèdes entre deux pages vives, le mouvement lent constitue ici un imposant centre de gravité, au contrepoint extrêmement riche ; quant au procédé de la variation, auparavant essentiellement dédié à des démonstrations de technicité instrumentale, il devient un outil expressif de premier ordre. Il apporte notamment un contraste inattendu dans l’Adagio, ma non troppo e molto cantabile, mouvement le plus extraordinaire de ce Quatuor n° 12. Son thème a beau avoir été esquissé, raturé, réécrit comme rarement chez Beethoven, il émerge avec un naturel désarmant, comme une gamme improvisée. Dans sa texture à quatre voix savamment intriquées, le reste de l’Adagio donne l’impression d’un phrasé infini qui s’évanouit comme par magie sur une cadence discrète.Le Scherzando vivace qui suit apporte un contraste saisissant, avec son rythme sautillant et son ouverture en pizzicati percussifs. Un contrepoint sérieux contamine cependant cette page dansante qui recèle sa part de développements rigoureux. Un souffle de fraîcheur quasi mendelssohnien balaie le centre du mouvement, bientôt bousculé par des élans rustiques, sans toutefois éloigner durablement l’auditeur de l’esprit scherzando.
Auparavant, l’entrée dans le Quatuor s’est faite par la grande porte, avec un premier mouvement introduit maestoso. Le tendre Allegro qui en découle adopte une mesure à trois temps doucement balancés et une expressivité simplement lyrique qu’aucune péripétie dramatique ne vient véritablement déstabiliser. À l’autre bout de l’œuvre, le dernier mouvement fait entendre un refrain d’une délicatesse comparable, servi sur la corde grave du premier violon. Des appuis folkloriques ne manquent pas de survenir dans ce Finale où le principe de variation fait un retour surprenant : en totale rupture avec l’allure carrée du mouvement, la conclusion s’évade dans un Allegro tortueux et imprévisible, apportant un développement contrastant là où l’auditeur ne l’attendait pas. Et si cette manière étonnante d’amener la cadence finale n’était pas plutôt une ouverture vers les autres quatuors à venir ?