4 août 2021
Les interprètes : Ensemble Messiaen, David Petrlik, Volodia van Keulen, Rodolphe Théry, Emmanuel Jacquet, Adélaïde Ferrière, Philippe Hattat, Trio Xenakis
SERGUEI RACHMANINOV
Trio élégiaque n° 1 pour piano et cordes
En 1892, Serguei Rachmaninov est à la croisée des chemins : c’est l’année où il achève Aleko, l’opéra qui lui offre un premier prix du Conservatoire de Moscou et lui ouvre les portes de la vie professionnelle. Le jeune compositeur est alors plein d’admiration pour son aîné, Piotr Ilitch Tchaïkovski. Cela s’entend dans Aleko, qui s’inspire de La Dame de Pique ; c’est également perceptible dans le Trio élégiaque n° 1 pour piano, violon et violoncelle écrit la même année, tant l’oeuvre suit les traces du fameux Trio op. 50 de Tchaïkovski.
En un seul mouvement, le trio de Rachmaninov montre le bagage académique du jeune compositeur, qui livre un ensemble à la symétrie parfaite, la réexposition des thèmes reprenant exactement l’ossature de leur première exposition. Si Rachmaninov use (et abuse un peu parfois) de répétitions à l’intérieur même des phrases, il y fait preuve d’une vraie science de l’expressivité mélodique et ajoute des variations typiquement russes. Quant à la mélancolie propre à l’élégie, elle s’exprime dès les premières notes de l’accompagnement, les cordes frottées créant une nappe de brume sombre au-dessus de laquelle le piano vient entonner sa plainte…
DIMITRI CHOSTAKOVITCH
Symphonie n° 15 en la majeur (op. 141)
Transcription pour percussions, piano, violon et violoncelle de Viktor Derevianko
« Je l’ai écrite à l’hôpital, et plus tard encore à la datcha, elle ne m’a pas laissé de répit. C’est une oeuvre qui m’a tout simplement emporté, l’une des rares à avoir été claires dans mon esprit dès le début, de la première à la dernière note », confie Dimitri Chostakovitch à Royal Brown au sujet de sa Symphonie n° 15 achevée pendant l’été 1971. Dans ce qui restera sa dernière symphonie, le compositeur renoue avec l’écriture instrumentale « pure » qu’il n’avait plus explorée depuis près de vingt ans et la mort de Staline, avec sa Symphonie n° 10 : les Symphonies 13 et 14 intégraient en effet du texte et des voix, tandis que les Symphonies 11 « 1905 » et 12 « 1917 » se rapportaient à des événements historiques.
D’allure monumentale avec ses quarante-cinq minutes et son effectif fourni (notamment riche en percussions), l’oeuvre est cependant dépourvue de toute lourdeur pathétique ou des élans violents auxquels Chostakovitch avait pu nous habituer. Seul son finale obscurcit franchement l’atmosphère générale en reprenant en son centre la forme à variations de la passacaille, forme chère au compositeur et souvent synonyme de marche funèbre (c’est ainsi qu’il l’avait employée dans son Concerto pour violon n° 1 ou sa Symphonie n° 8) : dans l’arrangement réalisé par Viktor Derevianko et approuvé par Chostakovitch en personne, c’est la main gauche du piano qui répète un schéma grave et sec, au-dessus duquel les instruments évoluent en tourbillon de plus en plus puissant, semblant ne pas trouver d’issue.
Dans ce finale, Chostakovitch opère un geste singulier : il cite à plusieurs reprises des Leitmotive wagnériens – le motif du destin, tiré de L’Anneau du Nibelung, et le motif de l’aveu, tiré de Tristan und Isolde – auxquels se joignent d’autres allusions – apparaît ainsi par exemple le nom de B-A-C-H. Est-ce simplement le jeu d’un compositeur amateur de références ou cela cache-t-il une signification plus profonde ? Il est difficile de trancher, Chostakovitch lui-même étant resté évasif.
Il n’y a pas que le finale qui regorge de citations : les autres mouvements sont également émaillés de motifs de provenances diverses, qu’il s’agisse d’oeuvres de Chostakovitch (Concerto pour piano n° 1, l’opéra Lady Macbeth de Mzensk…) ou d’autres compositeurs. L’intrusion la plus frappante est sans doute le fameux galop de l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini, qui s’invite à quatre reprises au cours du premier mouvement ! Ces interventions viennent ponctuer un Allegretto qui repose sur le principe classique de la forme-sonate, même si la fragmentation du discours et les savantes bifurcations insérées çà et là par Chostakovitch tendent à brouiller la traditionnelle succession exposition- développement-réexposition des thèmes.
Le deuxième mouvement est un Adagio lent et méditatif, globalement sombre mais sans coup de tonnerre ni tension excessive. Violoncelle et violon se relaient sur une mélodie qui fait entendre les douze demi-tons de la gamme chromatique, rappelant les techniques de composition de la Seconde École de Vienne. Ces interventions ne sont pas le fruit de l’imagination de l’arrangeur : Chostakovitch mettait déjà en avant ces deux instruments solistes dans sa partition orchestrale, épurée dès sa version originale.
Le troisième mouvement est une page aux couleurs folkloriques, tant dans le bourdon du piano que dans les entrechats des instruments mélodiques, les instruments à archet osant même des glissades peu académiques. Le riche arsenal des percussions multiplie les clins d’oeil grotesques dans cet Allegretto où l’humour est omniprésent. Comme vu précédemment, le finale amènera une ambiance autrement plus sérieuse, mais sa conclusion évacuera rapidement les tensions de la passacaille pour refermer l’ouvrage dans une atmosphère de rêve : violon et piano s’élancent dans une sorte de valse binaire qui débouche sur une longue plage étale, où l’aigu tenu par le violon est décoré de guirlandes percussives féériques. Quinze symphonies s’évanouissent alors dans ce Songe d’une nuit d’été à la russe, façon ô combien émouvante – et mystérieuse – de conclure une vie de compositeur.