Sergueï Rachmaninov
1917. Dans la tourmente qui emporte la Russie tsariste en plein conflit mondial, la tragédie personnelle vécue par Rachmaninov pourrait sembler anecdotique. Contraint à l’exil, le compositeur s’efface alors complètement devant le pianiste et ne reprendra la plume qu’à de trop rares occasions (4e Concerto, Variations sur un thème de Corelli, Rhapsodie sur un thème de Paganini, 3e Symphonie, Danses symphoniques). Avant cette date, le musicien formé à la dure école de Nikolai Zverev pour le piano, puis d’Anton Arenski et Sergei Taneiev pour la composition et le contrepoint avait réussi, tant bien que mal, à mener de front ses deux carrières. A dix-neuf ans, confirmant le talent entrevu dans l’opéra Aleko ou dans son 1er Concerto pour piano, il connaît un succès phénoménal avec son Prélude en ut dièse mineur pour piano, une pièce qu’il devra, presque à son corps défendant, inscrire à chacun de ses récitals à la demande du public et des impresarios. En 1893, la mort de Tchaïkovski – qui avait su déceler le talent de l’adolescent – lui inspire son monumental 2e Trio Elégiaque, sa partition de musique de chambre la plus ambitieuse et la plus inspirée aux côtés de la plus tardive Sonate pour violoncelle et piano. Cette décennie 1890 est donc celle des premiers coups de maître, jusqu’à la création calamiteuse le 15 mars 1897 de sa 1ère Symphonie par un Alexandre Glazounov visiblement ivre, et qui enfermera Rachmaninov dans le silence et la dépression pour trois ans.
En mars 1901, le compositeur tient enfin sa revanche en assurant au piano la création de son 2e Concerto, une œuvre dédiée au docteur Nicolas Dahl, dont les bons soins (et les séances d’hypnose) avaient permis au musicien de reprendre confiance en lui. Les premières années du vingtième siècle seront alors les plus heureuses et les plus fécondes pour un Rachmaninov qui enchaîne les chefs-d’œuvre : côté piano, les Variations sur un thème de Chopin, les deux Sonates opus 28 et 36, les Préludes opus 23 et 32, les Etudes-Tableaux opus 33 et 39 ; côté orchestre, la Symphonie n°2, L’Ile des morts, le 3e Concerto pour piano, sans oublier bien sûr les grandes fresques chorales que sont Les Vêpres, Les Cloches et La Liturgie de St Jean-Chrysostome.
Avec la Révolution d’Octobre, le pianiste Rachmaninov éclipse donc le compositeur, enchaînant les tournées dans toute l’Europe et aux Etats-Unis. Une chance pour les générations futures, certaines de ses interprétations ont pu être captées dans des enregistrements devenus depuis des classiques : le musicien se fait le défenseur de ses propres œuvres au piano (Quatre concertos) et à la baguette (Ile des Morts, 3e Symphonie), mais aussi celui des grands compositeurs romantiques dont il est clairement le dernier héritier (Sonate funèbre de Chopin et Carnaval de Schumann d’anthologie). Dans les années 1930, Rachmaninov ralentit le rythme effréné de ses tournées et se retire progressivement dans sa maison de Senar en Suisse. Parti aux Etats-Unis quelques jours avant le déclenchement de la Seconde guerre mondiale, il ne reverra plus le vieux continent et s’éteindra des suites d’un cancer d’un poumon peu avant son soixante-dixième anniversaire.