30 juillet 2022
Les interprètes : Shuichi Okada, Manuel Vioque-Judde, Bumjun Kim, Ismaël Margain
WOLFGANG AMADEUS MOZART
Divertimento pour violon, alto et violoncelle « Puchberg » en mi bémol majeur, K. 563
À l’issue de l’été 1788, la situation financière de Wolfgang Amadeus Mozart n’est pas brillante. Le compositeur s’est pourtant épuisé à la tâche pour sortir de la misère : de cette période, rendue plus difficile encore par le décès de sa dernière fille à l’âge de six mois, datent plusieurs trios pour piano et cordes, des sonates et surtout la trilogie qui vient clôturer son corpus symphonique. Mozart ne doit son salut qu’au soutien d’un de ses frères en franc-maçonnerie, riche commerçant viennois et grand amateur de musique, Michael Puchberg, qui consent plusieurs fois à lui prêter de l’argent.
En septembre, le compositeur reconnaissant dédie à son ami une partition d’apparence simple mais qui s’avère un véritable chef-d’œuvre : le Divertimento pour trio à cordes K. 563. Habituellement, ce terme de « divertimento » est attaché à des œuvres sans grande ambition créatrice, divertissements riches en mouvements brefs et volontiers dansants, conçus avant tout pour plaire aux musiciens à qui ils sont destinés. D’une certaine façon, le Divertimento K. 563 suit ce principe, Mozart adoptant une forme en six mouvements qui comporte deux fois plus d’intermèdes que ses symphonies ou ses quatuors : entre l’Allegro initial et le rondo conclusif, deux mouvements lents alternent avec deux menuets. Et le compositeur diversifie les formes selon un équilibre qu’on retrouvera à l’identique chez Beethoven (Septuor op. 20) ou Schubert (Octuor D. 803) : tandis que le premier mouvement lent (Adagio) déploie un chant méditatif au long cours, le second (Andante) suit l’architecture bien segmentée d’un thème suivi de variations.
Mozart cependant ne cède pas à la facilité d’une écriture convenue. Dans un geste quasi obsessionnel qui préfigure les grandes œuvres unifiées de Beethoven, Berlioz et consorts, les deux premiers mouvements sont reliés par un même motif : l’Allegro s’ouvre sur un arpège descendant auquel répondra l’arpège ascendant de l’Adagio. Les deux menuets proposent quant à eux une opposition de styles : d’allure sérieuse, le premier est taillé à angles droits, suivant une architecture symétrique rythmée par des accents autoritaires. Le second est nettement plus léger, imprévisible et humoristique, enchaînant imitation de cors, appoggiatures espiègles et interruptions inattendues. Entre ces deux mouvements, l’Andante commence comme une démonstration de conversation galante, les trois instruments se répartissant la parole de manière équitable. Mais Mozart bouleverse bientôt cette organisation pour déployer son savoir-faire polyphonique : après les lignes mélodiques entrelacées de la variation mineure qui sonne comme une déploration, le retour du mode majeur éclate comme un chœur sacré ancien, avec cantus firmus à l’alto et vocalises jubilatoires au violon, au-dessus d’une basse trépidante. Quant à l’Allegro à refrain qui conclut joyeusement l’ouvrage, la profusion de ses motifs, la richesse de ses modulations et de ses jeux d’imitation montrent bien que ce Divertimento K. 563 n’a pas été conçu uniquement pour le bon plaisir d’un prêteur généreux.
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GABRIEL FAURÉ
Quatuor pour piano et cordes n° 1 en ut mineur op. 15
« Musique nourrie de tant de sève, débordante de vie et de chaleur communicative. » Ces mots de la fameuse pianiste Marguerite Long, grande interprète de Gabriel Fauré qu’elle connut bien, conviennent parfaitement au Quatuor pour piano et cordes op. 15 : dès le début de l’ouvrage, les trois archets à l’unisson déploient en effet un thème palpitant, soutenu par une partie de piano foisonnante. Dans la suite du mouvement, cette phrase reviendra sous différents éclairages, différentes harmonies, adoptant aussi bien le charme nostalgique que l’autorité implacable – on reconnaît dans ces réapparitions et ces travestissements un geste compositionnel typique de la musique française de la seconde moitié du xixe siècle, de César Franck à Claude Debussy.
À l’heure où il commence à écrire son Quatuor op. 15, pendant l’été 1876, Fauré ne peut cependant pas s’appuyer sur beaucoup de modèles français : la musique de chambre ne revient à la mode que depuis peu (la Société Nationale de Musique, principal commanditaire de ce répertoire, n’a que cinq ans), et la plupart des quatuors pour piano et cordes proviennent d’outre-Rhin (Mendelssohn, Schumann, Brahms) ; voilà qui explique peut-être le caractère mendelssohnien du Scherzo, fantastique ballet leggierissimo qu’on croirait rêvé lors d’une nuit d’été…
L’Adagio sombre voire funèbre nous fait ensuite basculer de la comédie à la tragédie. Doit-on y entendre le désespoir du compositeur lui-même, encore endeuillé d’une rupture douloureuse avec sa fiancée ? Les avis des spécialistes divergent. Quoi qu’il en soit, les nombreuses gammes ascendantes semblent répéter toujours la même question, espérer une issue qui ne viendra pas. Entièrement remanié par le compositeur en 1883, le finale reprend la gamme ascendante de l’Adagio et lui donne le caractère héroïque du premier mouvement, comme pour sonner la rébellion de l’artiste face au mauvais sort. Maître du suspense, Fauré dresse cependant plusieurs embûches sur le chemin du quatuor, retardant la conclusion pour la rendre plus spectaculaire encore.