24 avril 2015
Les interprètes : Ensemble Ouranos, Liya Petrova, Perceval Gilles, Adrien La Marca, Bruno Philippe, Victor Julien-Laferrière
Même les plus curieux des mélomanes ne risquent pas d’avoir souvent entendu dans leur vie cette version étonnante de la fameuse Sonate à Kreutzer de Beethoven pour un quintette à cordes à deux violoncelles ! C’est l’une des formidables raretés exhumées par la 19e édition du Festival de Pâques de Deauville et à laquelle une équipe composée de Liya Petrova, Perceval Gilles, Adrien La Marca, Victor Julien-Laferrière et Bruno Philippe prête un concours attentif. Etonnant ? Pas tant que cela finalement, cette version aurait été réalisée par Beethoven en personne, et, n’était le souvenir obsédant de l’original, de nombreux passages donnent même l’illusion d’avoir été spécialement écrits pour cet ensemble de cordes. Autre adaptation, mais plus littérale cette fois, celle du 14e Concerto pour piano de Mozart pour une équipe qui réunissait nos cordes et quelques membres de l’Ensemble à vent Ouranos autour de Jonas Vitaud. Œuvre importante pour le compositeur (elle est la première digne de figurer que Mozart commence à tenir à cette époque), elle est dédiée à Babette Ployer, une de ses meilleures élèves pianistes, et frappe par son originalité à une époque où tout semblait vouloir lui réussir. Dernière découverte de ce concert bien dans l’esprit du festival, un des nombreux quintettes à vent d’Anton Reicha, un exact contemporain de Beethoven dont la musique fait le lien entre le classicisme et les débuts du romantisme et dont les écrits théoriques occuperont une place importante tout au long du XIXe siècle, notamment en France. Les souffleurs de l’ensemble Ouranos sont encore une fois de la partie pour une soirée du 24 avril 2015 placée décidemment sous le signe de la découverte.
« Vous devriez venir chez nous entendre un concert, mardi prochain. On joue un quintetto de Reicha. » Ainsi s’exprime Colleville, premier hautbois à l’Opéra-Comique dans Les Employés, extrait de La Comédie humaine de Balzac. Ces deux phrases suffisent à rappeler l’heureuse fortune que connut en son temps la musique pour ensemble à vent du compositeur alors qu’elle nous est aujourd’hui bien peu familière. Né à Prague, Anton Reicha s’installe à Paris en 1808 où il passera la fin de son existence. Auteur de nombreux traités théoriques, il est nommé professeur de contrepoint et de fugue au conservatoire de Paris en 1818. Berlioz figurera parmi ses élèves. Violoniste et flûtiste de formation, mais également pianiste, cet exact contemporain de Beethoven, qu’il connaîtra, a laissé un épais catalogue de musique où l’opéra côtoie la symphonie et la musique de chambre. Il rédigea quatre cahiers de six quintettes pour instruments à vent dans les années 1810-1820 ce qui constitue la contribution la plus importante à un genre encore nouveau, directement issu des musiques d’harmonie. Ces pièces réunissent une flûte, un hautbois (éventuellement une seconde flûte), une clarinette, un cor et un basson. Le quintette opus 91 n°2 débute par un Adagio solennel dans lequel se mêlent les instruments. Le basson, par un brusque sursaut suivi d’une descente régulière, sonne le signal d’Allegro assai dans lequel s’engouffre avec
détermination le hautbois. C’est à nouveau le même instrument qui guide les
premiers pas de l’Andante en ré majeur, gracieux et lumineux. La flûte se distingue par une intervention en doubles et triples croches volubiles suivie de la clarinette. Le hautbois et le cor introduisent le menuet, Allegretto, où les voix se livrent à un jeu d’imitation. Le basson, goguenard, signale le trio en la majeur par la répétition amusée de quatre notes. C’est à la flûte que revient l’ouverture du finale, Allegro, par un dessin chromatique et ondoyant. Le quintette s’achève, smorzando (en diminuant le son), sur la pointe des pieds. Le 9 février 1784, Mozart, installé à Vienne depuis trois ans, décide de tenir le « catalogue de toutes [s]es œuvres » et y inscrit en tête ce concerto pour piano en mi bémol majeur qui porte depuis le numéro 449 dans le catalogue
établi au XIXe siècle par Ludwig Köchel. Jusqu’à la fin de cette année, Mozart aura écrit pas moins de six concertos pour son instrument. En ce mois de mars, il va en présenter trois, lors de concerts en souscription à la Trattnersaal les 17 mars (K.449), 24 (K.450) et 31 mars (K.451). Cette salle était inscrite dans un immense palais érigé pour l’imprimeur et éditeur Johann Thomas von Trattner. Mozart dédiera d’ailleurs une sonate et une fantaisie à sa fille, Teresa, à qui il enseigne le piano. Le concerto K 449 est destiné à Maria Anna Barbara Ployer, une autre de ses élèves. Le compositeur écrira à son père qu’elle le lui a « bien payé ». C’est donc à un public en très large majorité aristocratique que Mozart fait entendre cette musique. L’orchestration de ce concerto se veut légère puisqu’il ne requiert qu’une paire de hautbois et de cors optionnels (ad libitum indique la partition). Il ne faut donc pas attendre une confrontation entre le soliste et le groupe instrumental ou de sages prises de paroles alternées mais plutôt de la musique de chambre à grande échelle. L’Allegro vivace est un des rares premiers mouvements de concerto à utiliser une mesure à 3/4 commence par une affirmation vigoureuse d’un thème en valeurs longues ponctuée d’un trille. Lui répond un second sujet, plus tourmenté. Après cette présentation par l’orchestre, le piano fait son entrée et reprend, dans le même ordre, les deux idées principales. L’Andantino, à 2/4, miracle de poésie et de tendresse, atteint des sommets d’intensité expressive avec un minium de moyens et d’effets. Le finale adopte la forme du rondo, c’est-à-dire refrain et couplets, mais il l’enrichit de nombreuses variations, de mesure (la fin passe de 2/2 à 6/8), de couleurs (modulations, passage central en mineur) et de traits pianistiques dans une allure franche et décidée.
L’auditeur familier de l’œuvre de Beethoven risque de croire à une erreur : la musique dédiée au violoniste français Rodolphe Kreutzer (1766-1831) est une sonate pour violon et piano, la neuvième, la plus longue et la plus célèbre des dix. C’est exact mais Beethoven, ou un de ses proches, en a réalisé une transcription pour quintette à cordes. L’idée peut surprendre mais il ne faut pas oublier, par exemple, que la symphonie n°2 a connu une transformation semblable pour trio avec piano et piano à quatre mains. Signalons d’ailleurs que ladite sonate a connu de multiples adaptations : pour violoncelle et piano, pour piano, à deux ou quatre mains, pour orgue et même pour orchestre par un Tchaïkovski encore étudiant. Ces travaux, fréquents à l’époque, permettaient de faire circuler facilement la musique (les transcriptions pour piano des symphonies de Beethoven par Liszt). Qui a dans l’oreille la version originale cherchera évidemment ses repères et sera probablement déstabilisé par l’absence des attaques du piano que les cordes remplacent difficilement. Cela dit, la coupe de la musique reste assez proche. Le premier violon tient souvent la partie destinée au soliste. Quelques mots sur la version originale, celle de la sonate qui aurait du s’appeler « A Bridgetower ». Le violoniste George Polgreen Bridgetower en assura en effet la création en mai 1803 à Vienne avec le compositeur au piano. Mais Beethoven se brouilla avec lui et dédia alors sa pièce à Kreutzer deux ans plus tard lors de l’édition de la partition. Mais Kreutzer ne joua jamais cette sonate la jugeant trop compliquée…Bridgetower ou Kreutzer, qu’importe le nom de ces violonistes, face à l’étonnante puissance de cette musique. Beethoven conçut en effet « une sonate dans un style concertant, presque un concerto »
propre à mettre en valeur la virtuosité réputée du futur créateur. Le violon y
triomphe d’un bout à l’autre et relègue parfois le piano, ici les autres cordes,
au rang d’accompagnateur même si la transcription distribue différemment les voix. Il commence, seul, la sonate par un épisode lent et majestueux en la majeur puis empoigne le vigoureux premier thème en la mineur qui dominera le presto malgré la présence d’une seconde idée, presque consolatrice : le ton reste batailleur. Si le violon présente à nouveau le thème principal de l’Adagio, il change totalement d’humeur et démontre ses talents lyriques. Cette tendre mélodie devient alors sujette à quatre variations (la troisième en mineur) et termine le mouvement par un dialogue fleuri entre les deux instruments. Coup de théâtre : le piano (ici les cordes par un saut d’octave) martèle un puissant accord qui déclenche à nouveau les hostilités et lance un étourdissant finale. Le sujet principal, constitué d’une succession régulière de valeurs longues et courtes (noires et croches), entretient un mouvement perpétuel durant lequel les musiciens rivalisent de brio.