14 avril 2024
Les interprètes : Elise Liu, Omer Bouchez, Lou Chang, Yan Levionnois, Ismaël Margain
ANTON WEBERN
Langsamer Satz pour quatuor à cordes (1905)
« Marcher pour toujours ainsi parmi les fleurs, avec ma bien-aimée auprès de moi, se sentir si puissamment ne faire qu’un avec l’univers, sans inquiétude aucune, aussi libre que l’alouette dans le ciel – oh, quelle splendeur… Lorsque la nuit tomba (après la pluie), le ciel versa des larmes amères, mais je marchais avec elle le long d’une route. Un manteau nous abritait. Notre amour s’éleva à des hauteurs infinies et emplit tout l’univers. Deux âmes étaient ravies ». Cet extrait du journal d’Anton Webern, qui garde en mémoire un voyage idyllique avec sa future épouse, Wilhelmine Mörtl, est contemporain de l’écriture de son Langsamer Satz (printemps 1905). Si ces mots rappellent le poème La Nuit transfigurée de Richard Dehmel, le bref mouvement pour quatuor de Webern, d’inspiration encore très romantique, s’inscrit dans la lignée de La Nuit transfigurée de son maître Arnold Schönberg. On y entend les élans et les échanges amoureux dans la circulation des motifs, le son de la nuit étoilée dans les pizzicati scintillants, le silence des espaces infinis dans la conclusion suspendue.
WOLFGANG AMADEUS MOZART
Concerto pour piano et quatuor à cordes n° 13 en do majeur K. 415
À la fin de l’année 1782, Wolfgang Amadeus Mozart revient à la forme du concerto pour piano et orchestre après s’être tenu éloigné du genre pendant plus de cinq ans et conçoit un triptyque, les Concertos K. 413, 414 et 415. L’enjeu pour le compositeur est à la fois de conquérir le public viennois – il est installé dans la capitale depuis un an à peine – et de renflouer ses finances – d’où le choix d’écrire des pièces peu contraignantes, qui peuvent être interprétées par un orchestre avec instruments à vent comme par un quatuor à cordes seul. Le 28 décembre, il écrit à son père pour partager sa satisfaction : « Ces Concertos tiennent le juste milieu entre le trop difficile et le trop facile – Ils sont très brillants, agréables à l’oreille sans toutefois tomber dans la pauvreté. Çà et là, les connaisseurs y trouveront satisfaction, mais les non-connaisseurs seront contents également, sans savoir pourquoi. »
Wolfgang avait vu juste : en mars de l’année suivante, son interprétation du Concerto en do majeur K. 415 en public au Burgtheater de Vienne, en présence de l’Empereur, est un succès. La virtuosité du compositeur- pianiste, qui a intelligemment garni sa partition de traits spectaculaires, y est bien sûr pour quelque chose. Mais l’ouvrage ne manque pas de subtilités, à commencer par ses premières mesures : Mozart y déploie son discours dans un contrepoint habile qui ouvre l’orchestre comme une fleur, pétale par pétale ; et le compositeur ne manque pas d’esprit ensuite, faisant entrer le soliste non sur la reprise d’une idée déjà énoncée mais sur un motif original. Si l’Andante lent est plus convenu, le finale brillant comporte une singularité : l’insertion étonnante, à deux reprises, d’un Adagio en do mineur. Tout à coup la fleur se referme sur elle-même, Mozart ne regarde plus les non-connaisseurs ni même les connaisseurs. Puis conclut son ouvrage en toute discrétion, comme
honteux d’avoir dévoilé le côté obscur de sa personnalité aux oreilles du public.
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JOHANNES BRAHMS
Quatuor à cordes n° 2 en la mineur op. 51 n° 2
Dans les genres majeurs de la musique instrumentale de son temps, le quatuor à cordes et la symphonie, Johannes Brahms a fait preuve de patience pour élaborer des ouvrages dignes de figurer aux côtés des chefs-d’œuvre de ses prédécesseurs. Il faudra attendre la quarantième année du compositeur, et près de vingt ans d’esquisses successives, pour voir des quatuors entrer dans son catalogue. Après trois mois productifs passés dans le petit village bavarois de Tutzing, au bord du lac de Starnberg, Brahms met enfin la double barre finale à ses deux Quatuors à cordes opus 51.
En quatre mouvements, l’opus 51 n° 2 propose à première vue une architecture attendue dans ce répertoire. L’Allegro initial ne manque pas de personnalité pour autant et expose une texture typiquement brahmsienne, avec un riche contrepoint dans les voix centrales, une superposition de rythmes binaires et ternaires, une façon de flotter au-dessus des appuis de la mesure qui confèrent au quatuor une expressivité, une souplesse et un rapport au temps musical singuliers. Au chant mélancolique du premier violon dans les premières mesures répond, plus loin, une mélodie grazioso à deux voix, doucement balancée, apaisée par le passage en mode majeur et allégée par les pizzicati du violoncelle. Après un bref passage conflictuel, les thèmes initiaux se font entendre à nouveau, avant un basculement précipité vers la cadence finale.
L’Andante moderato s’ouvre dans la même veine lyrique mais dans un registre particulièrement grave, l’ensemble prenant une épaisseur qui rappelle les sextuors du compositeur. L’atmosphère sereine n’est interrompue qu’à une seule reprise par une dispute du premier violon et du violoncelle, en rythmes austères, sur fond de trémolos. Ce mouvement lent est suivi de l’habituel menuet, qui propose ici bien des originalités en réalité. Le bourdon du violoncelle pourrait supporter une danse rustique, mais les appuis des mesures sont brouillés ou déplacés, le son voilé : le mystère prédomine. Tout s’éclaire au moment tant attendu du trio… qui est étonnamment remplacé par un scherzo léger et sautillant, très mendelssohnien !
Un refrain vif lance le finale, avec un curieux mélange – très brahmsien – d’inspiration tzigane et d’écriture rythmique sérieuse. Fait d’imitations rigoureuses, de superpositions d’appuis contradictoires, d’oppositions entre le premier violon et le reste de l’ensemble, le discours est très maîtrisé pour un ultime mouvement. Il faudra une reprise più vivace du refrain pour débrider enfin l’ensemble et conclure l’opus de manière virtuose. Créée à Berlin le 18 octobre 1873 par le Quatuor Joachim, l’œuvre reçut l’accueil triomphal qu’elle méritait.