3 août 2021
Les interprètes : Quatuor Agate, Adrien Jurkovic, Thomas Descamps, Raphaël Pagnon, Simon Iachemet, Guillaume Bellom
JOHANNES BRAHMS
Quatuor à cordes n° 2 en la mineur (op. 51 n° 2)
Dans les genres majeurs de la musique instrumentale de son temps, le quatuor à cordes et la symphonie, Johannes Brahms a fait preuve de patience pour élaborer des ouvrages dignes de figurer aux côtés des chefs-d’oeuvre de ses prédécesseurs. Il faut donc attendre la quarantième année du compositeur, et près de vingt ans d’esquisses successives, pour voir des quatuors entrer dans son catalogue. Après trois mois productifs passés dans le petit village bavarois de Tutzing, au bord du lac de Starnberg, Brahms met enfin la double barre finale à ses deux Quatuors à cordes opus 51.
En quatre mouvements, l’opus 51 n° 2 épouse les formes traditionnelles du genre. L’Allegro initial expose une texture typiquement brahmsienne, avec un riche contrepoint dans les voix centrales et une superposition de rythmes binaires et ternaires. Le premier violon déploie un chant mélancolique en valeurs longues ; après une transition achevée en solitaire, il est rejoint par le second violon pour entonner une mélodie contrastante, doucement balancée, allégée par les pizzicati du violoncelle et apaisée par le passage en mode majeur. Après un bref passage conflictuel, les thèmes initiaux se font entendre à nouveau, avant un basculement précipité vers la cadence finale.
L’Andante moderato s’ouvre dans la même veine lyrique, avec la chaleur des cordes graves. L’atmosphère sereine n’est interrompue qu’à une seule reprise par une dispute du premier violon et du violoncelle, en rythmes saccadés, sur fond de trémolos. Ce mouvement lent est suivi de l’habituel menuet, qui propose en réalité bien des originalités. Le bourdon du violoncelle pourrait supporter une danse rustique, mais l’humeur n’est pas au divertissement. Les appuis des mesures sont brouillés ou déplacés, le son voilé : le mystère prédomine. Tout s’éclaire au moment tant attendu du trio… qui est étonnamment remplacé par un scherzo léger et sautillant, très mendelssohnien !
Un refrain également vif, d’inspiration tzigane, lance le Finale. Le sérieux de l’écriture brahmsienne est cependant bien reconnaissable dans les imitations rigoureuses et la superposition d’appuis rythmiques contradictoires, le premier violon s’opposant à ses partenaires. Le refrain semble finalement s’évaporer dans des valeurs longues… Une reprise più vivace vient alors conclure l’opus de manière virtuose. Créée à Berlin le 18 octobre 1873 par le quatuor Joachim, l’oeuvre reçut l’accueil triomphal qu’elle méritait.
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LOUIS VIERNE
Quintette pour piano et cordes en ut mineur (op. 42)
« En Ex-Voto, à la mémoire de mon cher fils Jacques, mort pour la France à 17 ans. » Cette phrase placée en exergue du Quintette pour piano et cordes opus 42 de Louis Vierne explique en grande partie le caractère de cette oeuvre noire et tourmentée, qui adopte la tonalité sombre d’ut mineur et s’ouvre sur un motif interrogatif proche du « Muss es sein ? » beethovénien (Quatuor opus 135).
Organiste réputé, titulaire des grandes orgues de Notre-Dame de Paris depuis 1900, Louis Vierne est à l’hiver 1918 au sommet de son art et au comble de son chagrin : le décès de son fils au front s’ajoute à une cécité désormais presque totale qui le handicape considérablement dans son activité créatrice. Vierne se plonge cependant corps et âme dans l’écriture de son Quintette, comme il le confie à l’un de ses amis depuis Lausanne : « Je mènerai cette oeuvre à bout avec une énergie aussi farouche et furieuse que ma douleur est terrible et je ferai quelque chose de puissant, de grandiose et de fort. »
« Es muss sein ! », semble donc s’exclamer Vierne sitôt passée l’introduction Poco lento du premier mouvement. Malgré son caractère résolu et le souffle vivace qui balaie ses pages, le Moderato qui suit garde un dessin mélodique sinueux, au chromatisme agité, une caractéristique d’écriture que l’on retrouvera dans les autres mouvements et qui rappelle les oeuvres du maître de Vierne, César Franck – ou celles d’Ernest Chausson, notamment lorsque le grand thème chantant du premier mouvement surgit aux quatre archets à l’unisson au-dessus d’un piano bouillonnant.
Une fois le Moderato achevé dans une ambiance recueillie, Vierne enchaîne avec un mouvement central lent, lancé en sourdine sur un rythme iambique (une note brève – une note longue) obsessionnel. L’atmosphère tout d’abord éthérée devient de plus en plus oppressante et douloureuse avec l’entrée du piano, l’accélération du tempo et enfin l’apparition d’un motif furtif inquiétant, dont le dessin n’est pas sans rappeler la marche funèbre wagnérienne du Crépuscule des Dieux, après la mort de Siegfried.
L’introduction du Finale fait à nouveau entendre le thème sombre du Poco lento initial, puis Vierne agence un dernier mouvement à la dramaturgie puissante : l’Allegro risoluto fait résonner ses charges guerrières où le compositeur montre toute sa maîtrise du contrepoint, mais le mouvement s’interrompt bientôt pour une parenthèse lente, libre, qui esquisse la possibilité d’une issue apaisée. Ce n’est toutefois qu’une illusion : la mécanique implacable de l’Allegro reprend ses droits jusqu’à la conclusion sèche.