Erik Satie
Génial alchimiste des sons pour les uns, fumiste pour les autres, Erik Satie continue, près de cent ans après sa disparition, à diviser férocement le milieu musical. Il faut dire que, même dans la folle ambiance montmartroise du tournant du siècle, notre musicien a produit une œuvre singulière où les extrêmes s’entrechoquent. Ni classique, ni romantique, les pages les plus célèbres de Satie écrites avant ses vingt-cinq ans (Gymnopédies, Gnossiennes) font se répéter d’entêtantes mélodies sur des harmonies subtiles. Pas de développement, une barre de mesure qui disparait progressivement, des indications de caractère sibyllines et désarmantes pour l’interprète (« très luisant », « postulez vous-même », « ouvrez la tête ») : tout ce que Satie a pu apprendre lors de ses ennuyeuses années de conservatoire ne lui sert à rien pour trouver d’emblée sa voie. Pages uniques, bientôt suivies par une suite d’œuvres mystiques, inspirées par la rencontre en 1891 avec Joséphin Péladan, mi-écrivain, mi-gourou et maître de l’ordre de la Rose-Croix., comme les Sonneries de la Rose-Croix ou les Préludes du Fils des Etoiles. Musique hiératique, austère, qui peut, c’est selon, faire rentrer en transe ou ennuyer profondément, à l’image des Vexations de la même époque, une petite page toute simple à répéter 840 fois ! Une chose est sûre : Satie intrigue, mais il attire, comme Debussy, qui le rencontre à l’Auberge du Clou à Montmartre et l’estime profondément. Puis il cachetonne durant une dizaine d’années au cabaret du Chat noir, et écrit des mélodies pour Paulette Darty. Pour répondre à tous ceux qui l’accusent d’amateurisme, Satie s’inscrit au même moment à la Schola Cantorum, mais n’en tire pas forcément le meilleur parti avec les pièces peu inspirées que sont Aperçus désagréables ou En habit de cheval. En 1912 cependant, il recommence à livrer les pépites humoristiques dont il a le secret (Préludes flasques, Descriptions automatiques, Embryons desséchées…). Vivant isolé dans sa maison d’Arcueil, il fréquente plus les milieux littéraire et pictural que les autres musiciens. Sa rencontre avec Cocteau en 1915 est ainsi décisive, et c’est bientôt la création (et le scandale) de Parade, fruit de la collaboration entre Cocteau, Picasso, Diaghilev, Massine et Satie. Devenu chef d’école malgré lui, il inspire le groupe des Six (Auric, Durey, Honegger, Milhaud, Poulenc, Tailleferre), puis l’Ecole d’Arcueil (Cliquet-Pleyel, Désormière, Jacob, Sauguet), à laquelle sa mort ne survivra pas, sans compter bien sûr l’influence qu’il aura plus tard sur les compositeurs américains, John Cage en particulier. Buveur impénitent, il meurt d’une cirrhose du foie en 1925, et laisse à ceux qui ouvriront son appartement ses dernières surprises : sa collection de faux cols et de parapluies, du courrier non décacheté (mais auquel il avait répondu !) et deux pianos totalement désaccordés et attachés ensemble.