31 juillet 2021
Les interprètes : Trio Arnold, Ambroisine Bré, Shuichi Okada, Manuel Vioque-Judde, Bumjun Kim, Ismaël Margain
La seconde moitié du XVIIIe siècle était l’ère des romances, ces chansons sentimentales de forme strophique et à la ligne mélodique efficace, simple et répétitive. Le XIXe siècle consacrera la « mélodie », forme musicale autrement plus travaillée, sur des textes poétiques plus subtils. L’enjeu pour le compositeur est alors de montrer son style raffiné, sa capacité à comprendre le texte et à en révéler les sens multiples, immédiats ou cachés, par les seules inflexions de la ligne vocale ou l’expressivité de l’écriture pianistique. Le plus souvent pour voix seule et piano, le genre laisse cependant parfois la place à une autre voix ou à un autre instrument pour mieux servir le texte poétique : c’est le cas dans Violons dans le soir, où Camille Saint-Saëns ajoute au piano une partie de violon volontiers virtuose pour mieux illustrer les « jets de cris, de sanglots, de baisers » des archets du poème.
C’est avec Berlioz que le terme « mélodie » est associé à un genre musical, en 1829, après que le compositeur s’est emparé des Irish Melodies de Thomas Moore pour écrire ses Mélodies irlandaises. Mais c’est avec Les Nuits d’été, publiées en 1841, que l’auteur de la Symphonie fantastique franchit un palier : choisissant des poèmes de La Comédie de la mort, recueil publié trois ans plus tôt par Théophile Gautier, Berlioz donne à ses mélodies une sensibilité et une profondeur nouvelles, où l’accompagnement instrumental joue un rôle primordial – dans la Villanelle qui ouvre le cycle, la modulation sombre qui survient après le prometteur « Toujours ! » contredit le texte et anticipe l’issue malheureuse des beaux amours…
À la même époque, un autre pionnier de la mélodie française, Charles Gounod, s’empare d’un poème d’Alphonse de Lamartine pour composer Le Soir, pièce admirable où les sentiments du poète se confondent avec la nature environnante. Qu’elle soit bienveillante ou hostile, la nature restera une thématique majeure des poètes comme des compositeurs romantiques, ces derniers trouvant dans la mention de la faune, de la flore ou des heures du jour autant d’images auxquelles ils s’efforcent de trouver une correspondance en musique, multipliant les éclairages harmoniques ou les effets de bruissement sur le clavier.
À la suite des pionniers que sont Berlioz et Gounod, le genre de la mélodie française restera très prisé jusque dans la première moitié du xxe siècle par les compositeurs de toutes les écoles… et par les compositrices. La plupart du temps cantonnées à une pratique domestique de la musique, loin des orchestres symphoniques et des opéras, les compositrices se réfugient dans le genre de la mélodie où elles montrent un talent non moins grand que leurs homologues masculins. En témoignent Les Lilas qui avaient fleuri, mélodie de Lili Boulanger composée en 1913 ou 1914, à l’époque du triomphe de la compositrice au Prix de Rome. Selon certains musicologues, le recueil serait d’inspiration autobiographique ; l’atmosphère lourde qui prédomine semble tristement prémonitoire : « Mon coeur devrait mourir au milieu de ces choses », dit la voix, quatre ans à peine avant le décès prématuré de la compositrice.
GABRIEL FAURÉ
Quatuor n° 2 pour piano et cordes en sol mineur (op. 45)
La fondation de la Société Nationale de Musique en 1871, au lendemain de la défaite de Sedan, favorisa l’émergence d’une musique de chambre « à la française », dont Gabriel Fauré ne fut pas le moins illustre des représentants. Grand amateur des formations mêlant piano et cordes frottées, le compositeur laissa pour ces instruments quatre sonates, un trio, deux quatuors, deux quintettes et plusieurs autres courtes pièces. Au milieu de ce catalogue, le Quatuor pour piano et cordes n° 2 entre en scène à un moment charnière, cinq ans après le Quatuor n° 1 et alors que la musique de chambre de Fauré vient de valoir au compositeur le Prix Chartier de l’Académie des Beaux-Arts.
Toute française qu’elle soit, l’oeuvre s’inscrit dans une tradition essentiellement germanique : le quatuor avec piano est un genre dans lequel s’est illustré Mozart avant de connaître des héritiers avec Felix Mendelssohn, Robert Schumann et surtout Johannes Brahms. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si le Quatuor n° 2 est dédié à Hans von Bülow, célèbre brahmsien qui s’était déclaré favorablement impressionné par Fauré après son passage à Paris quelques semaines plus tôt, en avril 1885.
La partition offre une inédite densité de texture et un lyrisme plus généreux que jamais, ainsi qu’une caractéristique rare chez Fauré : le compositeur tisse des liens entre les thèmes des différents mouvements, se rapprochant subtilement des conceptions cycliques de César Franck. Un climat sombre et agité prédomine : l’auditeur se fait empoigner par les archets dès les premières notes de l’Allegro molto moderato initial ; s’ensuit un scherzo terrible, véritable danse macabre dont le mouvement perpétuel est haché par des pizzicati féroces ; et le finale n’est pas moins endiablé, sa frénésie donnant l’impression d’une course à l’abîme. En troisième position au milieu de ces mouvements tumultueux, l’Adagio non troppo mélancolique offre un contraste indispensable à l’équilibre de l’ouvrage. Le motif du carillon est un souvenir de Fauré qui entendait parfois, le soir depuis sa demeure familiale de Montgauzy, les cloches du village voisin de Cadirac : « Sur ce bourdonnement s’élève une vague rêverie qui, comme toutes les vagues rêveries, serait littérairement intraduisible », confiera mystérieusement Fauré à son épouse, vingt ans après la composition du quatuor.